La Fleur du Capital, Jean-Noël Orengo
La Fleur du Capital, janvier 2015, 764 pages, 24 €
Ecrivain(s): Jean-Noël Orengo Edition: GrassetVoilà un livre « hénaurme » !
Un ouvrage autant colossal que l’est son objet : la gigantesque foire au commerce sexuel qu’est Pattaya. La démesure du volume (le livre, qui fait 764 pages, est de la taille d’un dictionnaire) est déjà en soi, avant même qu’on l’ouvre, par le poids qu’il pèse dans les mains du lecteur, significative du projet de l’auteur, qui est d’impressionner.
Il y réussit incontestablement, en ayant recours à toutes les stratégies linguistiques et stylistiques qui forcent la fonction impressive du langage, et en alternant fort théâtralement ce qu’il titre et sous-titre, en les numérotant, Actes, Scènes, Intermèdes, Répétitions (au sens scénique), Coulisses, Rideaux (dont le texte est ponctué curieusement de l’anaphore insistante « Même si »), chapitres narratifs à la première personne (dans lesquels, ici c’est un des personnages qui prend la parole, qui se raconte et qui décrit, là c’est l’auteur en personne qui analyse son écriture en train de se faire) qui s’intercalent eux-mêmes entre d’autres parties textuelles dans lesquelles domine la voix d’un narrateur omniscient, et, par-ci par-là, extraits fragmentés, présentés comme étant du copié-collé, de forums de sites de rencontres en ligne où s’interpellent, s’interrogent, s’invectivent, exposent leurs fantasmes, se traitent de menteurs des connaisseurs, vrais ou imaginaires, sur ce qui se passe, sur ce qu’ils ont vécu, et sur ce qu’ils prétendent qu’on pourrait vivre à Pattaya…
Roman kaléidoscopique, propre à donner le vertige, où apparaît vite le dessein de l’auteur : montrer l’enfer qu’est en réalité ce qui pourrait passer pour un paradis. Car Pattaya, pour l’auteur, est le paroxysme des lieux de « perdition » au sens propre : c’est un chaudron terriblement trouble et bouillonnant où l’on se perd, définitivement, où tout un chacun peut disparaître tout d’un coup, corps et biens, sans aucune forme de procès, un marécage turbide où les prostituées, leurs « clients », les trafiquants de drogue, les dealers, les consommateurs, les autorités, la police sont tous partenaires consentants d’une plongée pouvant être fatale aux uns comme aux autres dans les tourbillons de cet abîme du plaisir marchandisé.
« Plus tard, dans le Pattaya One, le journal local anglophone consacré aux chiens venus du monde entier s’écraser dans cette ville, j’apprendrai qu’il est mort à l’aube, sans trace de ses agresseurs… ».
Marly, le Scribe, Kurtz, Harun, sont les principaux personnages masculins, français, de cette fresque monstrueuse où s’inscrit plus ou moins dramatiquement l’histoire de chacun d’eux. Porn, prostituée transsexuelle locale qui se transforme au fil du récit en femme d’affaires avisée, en est la figure féminine éminente. Autour d’eux comme autour de chacun des touristes sexuels qui atterrissent là, devant et derrière eux, avec eux ou sans eux tournoie incessamment, sans répit, de nuit comme de jour, comme pour volontairement les étourdir, une faune interlope de milliers de filles de tout âge venues des zones rurales de Thaïlande, du Cambodge, du Laos, du Viêt-Nam et, de plus en plus, de Chine ou de Russie… Dans cette immense toile d’araignée miroitante se laissent prendre avec un ravissement morbide les milliers d’étrangers qui y déferlent jour après jour.
« Les mecs michetons sont ravis… Des types jeunes et moins, minces et moins… Ils vivent un clip. Un film sans caméra. Courtiser, intriguer, baiser. D’un côté, se faire du tapin. De l’autre, se faire du fric. Autant qu’on peut… ».
Car c’est dans ce mot-là, « fric », que Pattaya prend tout son sens. C’est de ce mot-là que surgit le titre du roman. La Fleur du Capital. La fleur qui ne pousse et ne s’épanouit que sur le plus infâme, le plus pourri des lisiers. Dans cette incessante « lutte des passes », belle trouvaille de l’auteur, s’est perdue et dissoute la lutte des classes. Le Capital, ici comme dans d’autres lieux, en d’autres genres, en d’autres Las Vegas de toute nature, triomphe, scintille de ses innombrables néons, explose au firmament de la finance en gerbes mirifiques de plaisirs d’artifices. La Fleur du Capital, si on comprend ainsi le message subliminal de l’auteur, c’est le bouquet final du commerce libéral, du grand village mondial où le sexe n’est qu’une marchandise comme une autre, un objet qui rapporte, qui génère un courant lucratif charriant d’énormes masses de capitaux vers les banques internationales qui ouvrent avidement sur place sans cesse de nouvelles agences, sur fond de violence, d’humiliations, d’esclavage et d’exploitation sordide.
Pattaya, « l’aboutissement général, le fleuron exponentiel, malade, de la première civilisation planétaire et globale… la réalisation et le dérèglement, la confirmation et la sortie de l’unique réelle superpuissance sans frontière : le système économique… »
Dans cette cage aux folles, aux fous et aux fauves où les prostituées les moins résignées à leur destin, à leur karma, caressent le dessein de se faire entretenir, voire de se faire épouser, par un Farang amoureux (certaines, dixit le roman, y parviennent), une histoire d’amour mouvementée semble pouvoir connaître, après bien des tempêtes et des naufrages, une fin sereine, peut-être même heureuse, pour le couple qui se fait, se défait et se refait entre le Farang surnommé Marly et la belle Porn, un garçon qui est devenu femme par transformation chirurgicale et qui a su faire prospérer ses magasins de parfums. C’est le possible devenir que laisse entrevoir pour ces deux-là l’auteur, comme un miracle inespéré, une ultime lueur de sentiment encore humain au milieu de cet océan brasillant de miroirs aux alouettes.
Pattaya, théâtre à vif, en décors réels, représentation ou projection, microcosme terrifiant de la décadence irréversible de notre civilisation et de sa course effrénée vers son propre anéantissement ?
La lecture de ce roman impose au lecteur cette sinistre interrogation.
Patryck Froissart
- Vu : 5154