La femme qui a tué les poissons, et autres contes, Clarice Lispector (par Yasmina Mahdi)
La femme qui a tué les poissons, et autres contes, Clarice Lispector, décembre 2021, trad. portugais (Brésil) Izabella Borges, Teresa Thiériot, ill. Julia Chausson, 104 pages, 15 €
Ecrivain(s): Clarice Lispector Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Le cafard est aussi une bête
Dans une toute récente traduction de contes, Clarice Lispector (1920-1977) fabrique de courtes nouvelles pour enfants avec ce recueil intitulé La femme qui a tué les poissons et autres contes. Ces contes sont suivis d’un texte inédit, Comme si c’était vrai. Les différentes histoires sont illustrées par une trentaine de gravures sur bois bichromiques et trichromiques (vert olive, émeraude clair et moutarde), de Julia Chausson (née en 1977). Certaines gravures situeraient l’illustratrice du côté de Félix Vallotton ou de Paul Gauguin, au vu des angles, des lignes noires et épaisses et du traitement graphique sans ombres portées.
Le titre un peu inquiétant indique le registre littéraire, celui de la légende et de l’allégorie. Il est d’abord question de lapins et de poissons, deux espèces à l’instinct grégaire, préférant vivre en groupe et d’une variété infinie. Les auditeurs spécialement choisis sont les deux fils de Clarice Lispector, Pedro et Paulo. La locutrice met en place une relation active avec un monde poétique ou un élément du monde, un animal auquel elle demande souvent de répondre. Le premier conte commence par celui d’« un lapin blanc » (l’un des personnages les plus célèbres de l’univers de Lewis Carroll), qui, chez la grande romancière brésilienne, ne parle pas mais réfléchit avec son nez rosissant ultra mobile ! L’auteure va en profiter pour énumérer les sens cachés des bêtes, perdus pour les humains – odorat hyper développé, vision suraigüe, etc. Les animaux terrestres et aquatiques, les espèces ailées aspirent également à la liberté, au bonheur, à l’amour et à l’envie d’avoir des enfants.
Le cafard – au propre, le cancrelat, et au figuré, la mélancolie – revient hanter Lispector : « Le cafard est aussi une bête qui me fait de la peine. Personne ne l’aime, tous veulent le tuer ». L’on retrouve la référence à la célèbre nouvelle, La Passion selon G. H., le thème de la blatte et du désir-répulsion. Le jeune lectorat va appréhender la valeur de toute existence, que tout corps vivant souffre et meurt. Que les animaux ne sont ni des jouets ni des subterfuges : « Les animaux naturels sont ceux qu’on n’a ni invités ni achetés ». L’écrivaine anthropomorphise les bêtes de son entourage, et mêle à leurs aventures de la magie. « Cela se déroule dans un royaume où les animaux parlent », parfois dans la forêt amazonienne, bestiaire doté d’une aura puissante ou au contraire dans la basse-cour familière, derrière une humble demeure où parle un figuier…
Les humains ont décidé arbitrairement du sort des animaux, élaborant une liste pour ceux qui sont utiles et d’autres, nuisibles, à détruire. Manger des bêtes tuées, c’est manger de la viande morte, éliminer les plus faibles et les malades s’apparente ainsi à un acte criminel. De ce fait, dans plusieurs récits, des soins seront prodigués aux animaux d’adoption à la manière d’un vade-mecum, petit guide pour renseigner les enfants. Un événement se superpose à Enfance de Nathalie Sarraute, laquelle, enfant justement, pensait faire plaisir à sa mère en la comparant à un petit singe doré. Cela produit l’effet inverse chez C. Lispector, qui s’en trouve heureuse, et même flattée.
La grande écrivaine brésilienne va emmener fillettes et garçonnets vers des destinations inédites, jusqu’à « une cité aux papillons », une île inexplorée, sauvage – sans doute en référence au Brésil et à la luxuriance de sa flore et de sa faune. Tuer des poissons rouges par inadvertance et s’en trouver malheureuse, perdre un chien fidèle, faire parler une poule exemplifie le tendre et délicat rapport de Clarice Lispector à la gent animale.
Yasmina Mahdi
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