La femme est une sorcière comme les autres (première partie) (par Didier Smal)
Sorcière, De Circé aux sorcières de Salem, Alix Paré, Éditions Chêne, août 2020, 108 pages, 14,90 €
La Sorcière, Jules Michelet, Gallimard/Folio, 2016, 480 pages, 6,30 €
La figure de la sorcière est revenue au premier plan depuis une quarantaine d’années, et les librairies offrent de nombreuses références à son sujet, des anodins en apparence Agendas de sorcière à l’essai documenté et honorable dans son intention de Mona Chollet, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes, en passant par les Petits et grands secrets de la magie amoureuse de Marie-Charlotte Delmas (folkloriste amie de feu Claude Seignolle – les amis de nos amis… – aussi autrice [mot que défendait Gourmont en 1889 déjà] du Dictionnaire de la France merveilleuse et du Dictionnaire de la France mystérieuse) – et nier l’impact absolu de l’œuvre de J.K. Rowling sur cette résurgence serait faire preuve d’un aveuglement total.
La sorcière est aussi présente dans les boutiques, sur les étalages ou en ligne, que ce soit pour Halloween ou dans une perspective de néo-paganisme, particulièrement en lien avec la religion Wicca. Bref, comme le proclamait un slogan féministe des années 70, « Tremblez, les sorcières reviennent ! ». À ceci près qu’on peut choisir de n’en pas trembler mais de s’en réjouir, dans la perspective d’un retour à une certaine magie en lien avec la Nature après des siècles de règne de la Raison déraisonnante, et d’évoquer la figure de la sorcière au travers de sept ouvrages.
Le premier est d’actualité, probablement un projet éditorial lié à la résurgence de la sorcière – à ceci près qu’il est une réussite totale, à la fois enchantement visuel et belle histoire de la sorcière. Alix Paré, historienne de l’art, a en effet conçu avec passion et amour un très bel ouvrage, Sorcière, De Circé aux sorcières de Salem, sous-titré avec justesse Un mythe à (re)découvrir en 40 notices. Ce sous-titre est juste parce que c’est ce que propose l’autrice : quarante tableaux commentés, ayant tous pour point commun la représentation de la sorcière. C’est donc à un voyage historique à travers l’image de la sorcière, essentiellement dans la société occidentale, que convie Alix Paré, d’un vase à figure rouge représentant Circé (vers 470-460 av. J.-C.) à une installation signée Cildo Mereiles, intitulée La Bruja (1979-1981). Entre les deux, le lecteur voyage d’une mosaïque de Pompéi à des tableaux symbolistes, d’une enluminure à un dessin de Barbieri, de Bruegel l’Ancien à Paul Klee, au gré de reproductions de très bonne qualité (le travail éditorial est irréprochable).
Chacune de ces reproductions est accompagnée d’une notice à la fois érudite et sensible : Alix Paré est une historienne de l’art, mais c’est aussi une regardeuse, quelqu’un qui aime l’image pour l’histoire qu’elle raconte, quelqu’un qui se pose des questions parce que l’énigme posée par le tableau éveille dirait-on plus son intérêt que la tentation de poser un jugement définitif. En ce sens, ce Sorcière est un livre magique, comme de juste, qui incite le lecteur-spectateur à la contemplation, voire à la méditation (bien plus qu’à la réflexion, et c’est très bien ainsi). Magique, il l’est aussi par la diversité picturale proposée : la sorcière de toute époque et de tout lieu semble présente, Paré voyageant même vers le Japon – tout en mettant en garde contre les amalgames culturels faciles et erronés, au travers en particulier d’un plâtre peint de Guillaume Laplagne.
Les notices de Paré sont aussi de précieuses indications sur le reflet exact que propose le tableau commenté de l’image de la sorcière dans la société dont il est issu. De surcroît, chaque notice est accompagnée de cartouches mettant en perspective le peintre, la technique, la façon dont est représenté le sujet. Bref, ce petit livre est une richesse incomparable pour qui s’intéresse à la figure de la sorcière, magique et persécutée, femme fatale ou égérie diabolique, au fil des siècles, ainsi qu’à l’histoire de l’art. Juste une petite observation : un mouvement pictural est tout à fait absent du panel proposé, l’impressionnisme. Logique : les impressionnistes représentaient le « monde moderne », comme l’avait si bien écrit Zola, et montraient avant tout la lumière, voire la joie (Renoir en particulier), or la sorcière a souvent été représentée en figure de l’ombre, voire des ténèbres (voir les tableaux de Goya en particulier). D’un autre côté, il y avait déjà sorcellerie dans leurs visions lumineuses, donc inutilité de représenter une magie concrète, et Berthe Morisot, femme superbe, n’était pas la dernière dans cet art sorcier ; quant à la femme nue, choquante, souriante, du Déjeuner sur l’herbe de Manet, n’est-elle pas aussi une sorte de sorcière moderne, libérée des conventions, sensuelle et partant libre de toute contrainte sociale face à des hommes qui sont restés habillés, comme honteux de leur corps ?
D’ailleurs, un an avant que soit exposé le Déjeuner sur l’herbe, Jules Michelet (1798-1874) publia un essai magnifique, La Sorcière (1862) – comme si elle était alors dans l’air du temps, cette femme libre du regard d’autrui. Cet essai est depuis peu réédité avec une brève préface érudite de Richard Millet, que l’on peut aisément taxer d’intelligence et, surtout, d’amour de la femme dans toute sa puissance sensuelle et existentielle – par contre, on aurait préféré qu’il n’aille pas fouiller dans la vie privée de Michelet pour quelque peu psychanalyser son attrait pour la sorcière en tant que femme, cette tendance moderne sordide à lire l’œuvre au travers de la vie de l’auteur est un rien lassante, voire décevante.
Le chroniqueur se doit d’être honnête : La Sorcière est le premier et seul, pour l’heure, ouvrage lu de Jules Michelet. De surcroît, le chroniqueur étant belge, bien qu’étant passé par l’université, il n’a pas de rapport problématique à l’écriture de l’Histoire telle que pratiquée par Michelet. À vrai dire, c’est le titre et la couverture qui ont charmé, c’est le cas de le dire, et l’idée qu’un historien de grande envergure, réputé, ait voulu dresser l’histoire de la sorcière était à tout le moins plaisante. À ceci près que Michelet n’écrit pas vraiment l’histoire de la sorcière – en ce sens, le livre de Paré, grâce à ses notices, si on les lit dans l’ordre chronologique, est bien plus éclairant que celui de Michelet : l’historien écrit l’histoire d’un peuple médiéval opprimé, tant par une féodalité jamais idéalisée que par un clergé qui se servait d’une langue devenue incompréhensible au peuple – ce qu’atteste La Séquence de Sainte Eulalie dès le IXe siècle, et l’histoire de l’émergence, au sein de ce peuple, d’un esprit satanique – que Michelet associe avec pertinence à des cultes païens dont l’Église a tenté tellement en vain de se débarrasser qu’elle en a récupéré certains (le plus bel exemple étant la bûche de Noël, autrefois morceau de bois décoré et brûlé la nuit du solstice d’hiver – et oui, on peut s’insurger de l’esprit anti-clérical total de Michelet, qui l’empêche de voir, par exemple, le rapport à la nature qu’entretient le message chrétien, voire christique). Et dans ce peuple, pour résumer très fort, il y a l’opprimée des opprimés, la femme, et c’est ainsi qu’elle devient « sorcière », celle qui connaît tant les secrets des plantes que ceux des hommes et des femmes (car elle lit dans leur cœur), que les symboles.
Michelet, dans ce livre particulier, semble animé d’une verve quasi extatique : il ne raconte pas l’Histoire, il raconte une histoire peu chronologique mais sensible au possible, celle de la sorcière, imaginant des dialogues saisissants et éclairants à la fois, que ce soit celui entre le seigneur et son vassal, humilié, ou entre la femme en quête d’une existence plus que d’un pouvoir et Satan. La Sorcière, du moins dans sa première partie, ressemble à un poème symphonique – et ce qui a pu être reproché à Michelet au moment de la publication de cet essai (un critique a pu écrire qu’il avait un « style de possédé ») en est la puissance totale – quand l’auteur laisse courir sa plume et entraîne le lecteur dans un sabbat de mots, un tourbillon, un émerveillement – qu’on ne peut faire ressentir qu’en citant un passage relativement long, le style de Michelet s’accommodant peu du saucissonnage :
« Dans une telle indistinction [celle de la villa communautaire du Haut Moyen Âge], la femme était bien peu gardée. Sa place n’était guère haute. Si la Vierge, la femme idéale, s’éleva de siècle en siècle, la femme réelle comptait bien peu dans ces masses rustiques, ce mélange d’hommes et de troupeaux. Misérable fatalité d’un état qui ne changea que par la séparation des habitations, lorsqu’on prit assez de courage pour vivre à part, en hameau, ou pour cultiver au loin des terres fertiles et créer des huttes dans les clairières des forêts. Le foyer isolé fit la vraie famille. Le nid fit l’oiseau. Dès lors, ce n’étaient plus des choses, mais des âmes… La femme était née.
Moment fort attendrissant. La voilà chez elle. Elle peut donc être pure et sainte, enfin, la pauvre créature. Elle peut couver une pensée, et, seule, en filant, rêver, pendant qu’il est à la forêt. Cette misérable cabane, humide, mal close, où siffle le vent d’hiver, en revanche, est silencieuse. Elle a certains coins obscurs où la femme va loger ses rêves.
Maintenant, elle possède. Elle a quelque chose à elle. – La quenouille, le lit, le coffre, c’est tout, dit la vieille chanson. – La table s’y ajoutera, le banc, ou deux escabeaux… Pauvre maison bien dénuée ! mais elle est meublée d’une âme. Le feu l’égaye ; le buis béni protège le lit, et l’on y ajoute parfois un joli bouquet de verveine. La dame de ce palais file, assise sur sa porte, en surveillant quelques brebis. On n’est pas encore assez riche pour avoir une vache, mais cela viendra à la longue, si Dieu bénit la maison. La forêt, un peu de pâture, des abeilles sur la lande, voilà la vie. On cultive peu de blé encore, n’ayant nulle sécurité pour une récolte éloignée. Cette vie, très indigente, est moins dure pourtant pour la femme ; elle n’est pas brisée, enlaidie, comme elle le sera au temps de la grande agriculture. Elle a plus de loisir aussi. Ne la jugez pas du tout par la littérature grossière des Noëls et des fabliaux, le sot rire et la licence des contes graveleux qu’on fera plus tard. – Elle est seule. Point de voisine. La mauvaise et malsaine vie des noires petites villes fermées, l’espionnage mutuel, le commérage misérable, dangereux, n’a pas commencé. Point de vieille qui vienne le soir, quand l’étroite rue devient sombre, tenter la jeune, lui dire qu’on se meurt d’amour pour elle. Celle-ci n’a d’ami que ses songes, ne cause qu’avec ses bêtes ou l’arbre de la foret.
Ils lui parlent ; nous savons de quoi. Ils réveillent en elle les choses que lui disait sa mère, sa grand-mère, choses antiques, qui, pendant des siècles, ont passé de femme en femme. C’est l’innocent souvenir des vieux esprits de la contrée, touchante religion de famille, qui, dans l’habitation commune et son bruyant pêle-mêle, eut peu de force, sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane solitaire.
Monde singulier, délicat, des fées, des lutins, fait pour une âme de femme. Dès que la grande création de la Légende des saints s’arrête et tarit, cette légende plus ancienne et bien autrement poétique vient partager avec eux, règne secrètement, doucement. Elle est le trésor de la femme, qui la choie et la caresse. La fée est une femme aussi, le fantastique miroir où elle se regarde embellit ».
Au-delà du sens des mots, ceci ressemble plus à un poème en prose qu’à un essai – et c’est cela qui fait la grandeur de La Sorcière, ouvrage adoubé à sa publication par Sand ou Flaubert, pas moins. Pour autant, il serait vain de croire que Michelet ne fait que célébrer la sorcière – mais lorsqu’elle devient vile, lorsqu’elle devient malfaisante, il ne voit en elle que le reflet de son époque, un Moyen Âge que Michelet semble adorer au niveau du peuple mais honnir quant à celui des tenants du pouvoir, terrestre ou spirituel – ce n’est pas pour rien que Victor Hugo célébrera La Sorcière, avec laquelle ses propres Misérables partageront un éditeur belge. Et il voit aussi avec justesse la Renaissance comme le moment d’un double mouvement : celui de l’enlaidissement moral de la sorcière et celui d’une persécution effroyable, qui va de pair avec celle à l’encontre de toute hérésie.
La seconde partie de La Sorcière, justement, évoque cette répression au travers de trois procès pour possession ; Michelet y redevient historien, retrouvant le document, retrouvant la chronologie (disparue ou presque de la première partie, comme par… enchantement !) – mais perdant quelque peu cette belle folie stylistique de la première partie, malheureusement – enfin, pour qui l’avait goûtée. Pour autant, Michelet n’adopte pas soudain un style sec, administratif : sa verve est toujours présente, d’autant que ces procès pour « sorcellerie » deviennent sous sa plume ceux d’une Église d’une rare hypocrisie doublée de bêtise (la critique du Marteau des sorcières serait hilarante si l’on ne savait à quel point cet opuscule a pu servir de petit manuel inquisitorial). Et Michelet de rappeler au passage que c’est lors de la fermeture totale des couvents à tout homme sauf le directeur de conscience (et l’un devint fou d’une visite dans semblable gynécée, en fait une prison pour des jeunes femmes qui avaient commis pour seule faute de n’être pas bien nées) que les crises d’hystérie collective ont soudain apparu… Tout cela est passionnant, mais manque vraiment de la « possession » dont on avait accusé le style de Michelet pour la première partie de La Sorcière.
Il n’empêche que Michelet a fait de la sorcière un mythe, celui d’une femme proche de la nature et en butte avec une société médiévale extrêmement rude – et pourtant au service de la société, sage-femme, conseillère, guérisseuse – le seul médecin de campagne durant plus de mille ans, comme il l’écrit.
(À suivre…)
Didier Smal
Alix Paré, diplômée de l’Ecole du Louvre, est conférencière spécialisée en peinture occidentale des XVIIe, XVIIIe, et XXe siècles. Elle a travaillé pendant huit ans au musée du Louvre et au château de Versailles. Elle donne des cours d’histoire de l’art et intervient dans les grandes expositions parisiennes.
Jules Michelet (1798-1874) est un historien français, libéral et anticlérical. Son œuvre, aujourd’hui remise en question, a eu pour vertu de servir la République en créant le grand « roman national ». Elle reste à lire aujourd’hui pour ses intuitions et pour le style de l’auteur, mais aussi comme un monument historique, c’est-à-dire à situer dans une époque qu’elle aide à comprendre.
Terry Pratchett (1948-2015) est un auteur anglais de fantasy. Son œuvre la plus connue est Les Annales du Disque-Monde, traduite en plusieurs langues et comptant d’innombrables fans. Il a reçu en 1998 l’Ordre de l’Empire Britannique pour services rendus à la littérature, ce qui lui fit dire : « Je soupçonne que ces services rendus à la littérature ont consisté à me retenir d’en écrire ».
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