La féérie Klimt à l’épreuve du numérique (par Mustapha Saha)
La féérie Klimt à l’épreuve du numérique
Dans le premier Centre d’Art Numérique de Paris, dénommé Atelier des Lumières, la visite dite immersive dans les œuvres de Gustav Klimt, de Egon Schiele, de Friedensreich Hundertwasser, projections multidimensionnelles mues par les musiques de Frédéric Chopin, de Gustav Mahler, de Richard Strauss, peine à se transmuter en voyage onirique. Des surfaces gigantesques sont balayées, en flux continu, par des couleurs hallucinantes. L’ancienne fonderie Plichon, conservée dans ses structures métalliques, ne réussit pas à se transformer en vaisseau cosmique. Le sol, foisonnant d’innombrables fleurs colorées, ne se métamorphose pas en jardin édénique. Les corps emportés dans une spirale infernale, submergés de sensations volatiles, se laissent noyer dans les fontaines chromatiques. Une formidable opération de marketing culturel qui draine, en quelques mois, des centaines de milliers de spectateurs. Inutile d’espérer en sortir, qu’on soit néophyte ou connaisseur, imprégné de la véritable féérie Klimt.
L’art de Gustav Klimt, convulsé par des fondus enchaînés, des travelling circulaires, des fondus enchaînés, des zooms déchaînés, garde jalousement ses chiffres illisibles et ses paraboles invisibles. Les motifs décoratifs auréolent l’enceinte de coupoles factices. Les muses, Adèle Bloch-Bauer, Fritza Riedler, femmes fatales parées de bijoux somptueux, se réincarnent en poupées cybernétiques. Cent quarante vidéoprojecteurs ajustent leurs trois mille clichés numérisés à chaque pan de béton, parterre et plafond compris. Les images défilent en mitraille. Les visiteurs assis par terre, regards hypnotisés par le feu d’artifice, semblent tétanisés par les vagues lumineuses. Un détail minuscule sur une robe dans le tableau L’Espoir, triangle sans intérêt quelconque, agrandi démesurément, se vante comme un voilier imperceptible. La supercherie intellectuelle justifie comme elle peut son insignifiance. Le patchwork numérique déstructure les constructions initiales, décompose et recompose les éléments infimes, rentabilise l’effet spectaculaire. Nul besoin d’experts pour décrypter l’éphémère. Chacun se forge son interprétation personnelle. Dans la salle des miroirs, le vieux bassin reflète le tourbillon hologrammique. On se prend à rêver de nénuphars impressionnistes s’illuminant comme étoiles, de tournesols vangoghiens explosant comme soleils. On voudrait sauter comme Mary Poppins à pieds joints dans les tableaux. Nulle interactivité ne permet l’initiative. Les dés sont pipés dans le montage. On se promène dans un espace clos, minutieusement balisé. Demeure la décontraction récréative. Aucune alarme ne sonne quand des enfants courent derrière les formes fuyantes, jouent avec les apparitions-disparitions des figures, quand des couples entament un mouvement de valse. Certains chuchotent, d’autres conversent bruyamment, personne ne s’en offusque. Au bout du parcours, le sensationnel tarit l’émotionnel. L’esprit critique décroche dans ce drôle de navire. L’œil s’émerveille et chavire. La débauche psychédélique ne laisse qu’un agréable sentiment d’une escapade ludique.
A la fin du dix-neuvième siècle, Gustav Klimt acquiert sa renommée en achevant, au pied levé, les fresques historiques du Kunsthistorisches Museum après la disparition de Hans Makart. La Sécession viennoise, à l’instar de l’Art Nouveau, n’a-t-elle brisé les barrières entre Beaux-arts et Arts décoratifs, et proclamé l’art total comme libération esthétique ? Gustav Klimt, exalté par l’Hymne à la joie orchestré par Richard Wagner, crée la Frise Beethoven, dans une plastique symphonique de trente-quatre mètres sur deux. Luxuriance ornementale, profusion florale, figures sacrales. Les ondulations aurifères, les oscillations vibratoires, les miroitements des éclats de verre, accentuent la translucidité fascinatoire. Les paysages propices à la contemplation, loin de l’agitation sociale, dispersent leurs couleurs primaires en petites touches comme frémissantes étincelles. Egon Schiele, le disciple, se démarque très vite du père spirituel, décline, a contrario, ses autoportraits, taraudés par une angoisse insurmontable, ses personnages faméliques, ses arbres mélancoliques, dans la sobriété des lignes et la brutalité des signes.
L’art vidéo se manifeste comme détournement des techniques télévisuelles dès les années soixante. L’artiste sud-coréen Nam June Paik (1932-2006), membre du groupe Flexus, inspiré par les compositions sur bruits naturels de John Cage, expose treize téléviseurs munis d’aimants pour distordre les images. Il s’agit, en perturbant la relation addictive du spectateur au petit écran, de provoquer un électrochoc psychologique, une prise de conscience de l’aliénation audiovisuelle. Le père fondateur de l’art vidéo le définit comme un art de l’espace et du temps absolus, exigeant une grammaire exclusive et une grille de lecture incisive. L’art vidéo bascule dans la déconstruction kaléidoscopique et la mobilité rhizomique. Son fondateur le définit comme un art de l’espace et du temps absolus, avec une grammaire exclusive et une grille de lecture incisive. Nam June Paik invente, par la suite, avec l’ingénieur japonais Shuya Abe, un synthétiseur éditant simultanément sept vidéos différentes où les couleurs sont perpétuellement mixées et modifiées. L’écran devient une toile mouvante pour une nouvelle génération d’artistes électroniques. Le concepteur déclare : « Cette technique nous permet de façonner l’écran aussi librement que Pablo Picasso et aussi précisément que Léonard de Vinci ».
La télévision, objet culte de la société de consommation, outil imparable de manipulation médiatique, est sabordée de l’intérieur par l’extension de ses potentialités artistiques. En 1967, Nam June Paik et la violoncelliste Charlotte Moorman sont arrêtés par la police pendant la représentation de l’opéra Sextronic où la musicienne fait courir son archet le dos nu de son alter ego. Autant de signaux, avec la spontanéité dramaturgique du Living Theatre et la littérature de la Beat Generation, annonciateurs de la révolution planétaire de 1968. Les deux acolytes produisent en cette même année TV Bra, où Moorman porte deux écrans miniatures en guise de soutien-gorge. Electronic Superhighway présente, plus tard, un assemblage de trois cents téléviseurs dans des néons traçant la carte des Etats-Unis. Les images filent à toute vitesse. Se suggère une perte de mémoire de la superpuissance américaine, qui n’a pour ultime recours que la fuite en avant. Paik associe à la fin du siècle l’audiovisuelle à la robotique, sachant pertinemment que la fée électronique peut se révéler la pire mégère. Pointent à l’horizon les spectres destructeurs et les présages émancipateurs. N’est-ce pas par l’art, cet avatar de la vie, insaisissable, ironique, ouvert sur l’imprévisible, que l’humaine humanité soumet les technologies au lieu d’y être soumise ? L’intelligence artificielle a beau concurrencer le génie humain sur le terrain de la création, les algorithmes ne produisent que des œuvres machiniques.
La technologie multimédia du mapping vidéo, ou fresque lumineuse, redonne aux architectures sacrées leur divine splendeur. La peau virtuelle épouse en parfaite syntonie le relief naturel. Les merveilles antiques, égyptiennes, grecques, byzantines, n’étaient-elles pas lustrées de belles couleurs ? Des logiciels spécifiques reproduisent en grande dimension sur façades de cathédrales des volutes captivantes, des figurations envoûtantes, des arabesques ensorcelantes. Chartres en Lumières se donne en exemple emblématique. Les parcs d’attraction font grand usage de cette technique attractive. Des campagnes publicitaires abusent de l’impressionnante visibilité pour inonder les villes dans leurs messages insipides. Au-delà des exploitations mercantiles, les projections mapping sont devenus des médiums artistiques à part entière. Des scientifiques ont conçu sur ce principe un espace de travail ubiquitaire reliant, en temps réel, des bureaux situés aux quatre coins de la planète. Des artistes ingérables, des activistes indésirables, des saltimbanques irrécupérables, utilisent l’art technologique public comme arme de guérilla culturelle. Le nouveau monde en germination fleurit d’expressions inédites.
Mustapha Saha
- Vu: 2402