La faute des autres, Emmanuelle Friedmann
La faute des autres, avril 2017, 288 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Emmanuelle Friedmann Edition: Calmann-Lévy
« Les bombardements incessants empêchaient les soldats de s’entendre… les risques… les explosions… la tranchée… Les corps déchiquetés… les épidémies ». Ainsi démarrent les premières pages du nouveau roman d’Emmanuelle Friedmann, La faute des autres. Tout de suite, nous sommes plongés dans l’enfer de la première guerre mondiale. Tout n’est plus que ruine et désolation. Le chaos s’installe. Dans l’horreur, des amitiés, des amours insolites, inhabituels se nouent. On s’épaule, on est soudé face au danger. Face à la mort qui rôde en permanence, les sentiments s’exacerbent. Mais cela perdure-t-il quand revient une certaine normalité ?
Pouvons-nous sortir indemne d’un carnage qui a touché tout un pays ? Le récit nous entraîne dans une course haletante qui couvre vingt-cinq ans de notre histoire nationale. Dans cette époque charnière, le roman déroule l’odyssée de vies qui se croisent, se perdent et se retrouvent avec des tissages heureux et des accrocs inévitables. Parfois le corps lâche, il vacille quand les souvenirs remontent avec trop de virulence et il devient incontrôlable : « Je ne peux plus voir de sang… Il se mit à trembler… ». Charles finira par renoncer à sa carrière de chirurgien, choisie par vocation, pour devenir médecin généraliste à Cabourg.
D’une guerre à l’autre, à travers un périple qui traverse un quart de siècle, nous suivons le chemin de deux familles et de leurs descendants à travers les aléas des jours. L’auteur déroule devant nous des amours, des amitiés, des vies de familles, des milieux sociaux divers où se jouent des affrontements implacables, des jalousies, des rivalités, des drames mais aussi des moments de tendresse, de rapprochement improbable, de transgression constructive. La première famille c’est celle de Charles, chirurgien militaire et d’Anne, sa femme, infirmière. Anne ne supporte pas la perte de son enfant. La maternité devient son obsession : « Je t’aime et comme je voudrais pouvoir avoir un enfant de toi ». La situation exceptionnelle leur fait perdre toute raison. Le tragique et le hasard vont les faire basculer dans le puits sans fond de la transgression. Ils commettent un acte fou qui contrevient à la loi.
La deuxième famille, c’est celle de Gustave, son compagnon de tranchée qui reviendra de la guerre avec un visage difforme, et de sa femme Françoise, qui après avoir été son infirmière, reprendra ses études et deviendra psychanalyste. Après la guerre, ils se retrouveront et la vie avec ces accrocs les soudera à jamais.
Dans La faute des autres, on reconnaît un auteur qui a poursuivi des études d’histoire économique et sociale. En effet, l’atmosphère que dégage le livre prouve une sérieuse documentation sur cette époque charnière de notre pays : La solidarité des anciens compagnons de guerre, la modernisation du pays, l’évolution des mœurs et des mentalités, le bouleversement des situations sociales. Mais, ce qui frappe dans ce roman c’est qu’il est écrit par une femme. En effet, le rôle qui leur est dévolu est prépondérant. L’auteur nous présente une image positive des femmes. Elle vante « Le courage dont les femmes ont fait preuve » durant la guerre. Elles se montrent têtues, acharnées, exigeantes, insoumises. Ce sont des héroïnes capables de transgresser les codes sociaux établis et d’œuvrer à leur émancipation. Cela est dû à la place essentielle qu’elles ont prise dans la vie civile durant la guerre lorsque « les hommes sont en déroute » et qu’elles ont tenu à garder ensuite.
Le combat fut difficile car, une fois le cataclysme dépassé, très vite, les hommes ont voulu reprendre le pouvoir. Et, même s’il y a eu des avancées, l’égalité sera encore à conquérir.
Mais ce qui va cristalliser la crise et donner l’ossature de l’intrigue c’est le rapport à la maternité, aux douleurs et au bonheur qu’elle peut entraîner, jusqu’au forfait majeur, la captation de deux enfants, Louis et Olivier, sauvés des ruines.
Ce que l’on peut aussi souligner chez cet auteur ce sont les procédés d’écriture utilisés. On soulignera la maîtrise des dialogues, les oppositions fortes, les parallélismes inattendus, le style resserré, sans recherche de fioriture ni de pathos, l’emploi habile de l’ellipse parfois fugitive, parfois étendue sur une longue période. Emmanuelle Friedmann ne cherche ni à nous apitoyer, ni à nous méduser. Elle brigue la juste tonalité favorable à la compréhension et au questionnement. Elle sonde les cœurs et les esprits pour mieux nous rendre proches les protagonistes. Elle ne demande pas à son lecteur la sympathie, juste l’empathie. Et elle y réussit pleinement.
Au fil des ans, des couples se forment, d’autres s’effritent, des familles se déchirent. La vie tourne, les années passent, des amours nouveaux se nouent dans la continuité et la rupture. « La connaissance d’un être… c’est l’angoisse d’être toujours étranger à ce qu’on aime » écrit André Malraux dans La condition humaine. Et l’histoire revient en boucle, éternel manège.
Mais au-delà des multiples rebondissements, ce roman pose une série de questions existentielles essentielles : quand un cataclysme a déchiré un pays, comment la société réagit-elle après la tourmente ? Comment se recomposent-elles ? Certains s’en sortent très bien et perdent même une certaine décence minimale, certains profitent du désarroi créé pour s’infiltrer dans les brèches ouvertes et s’enrichir, d’autres, tant bien que mal, tentent d’oublier, d’autres enfin s’accrochent à leurs valeurs d’humanisme, heureusement, malgré une impression de se renier : « Nous trahissons tous nos rêves de jeunesse » affirme Marc vers la fin du livre. Est-il toujours judicieux de révéler la vérité ? Mais un secret dormant ne risque-t-il pas d’empoisonner notre existence ? Et l’interrogation majeure, commune à tous les enfants qui ont connu des tragédies individuelles ou collectives est celle de la quête des origines.
La curiosité nous rive aux pages de ce roman jusqu’à la chute finale sans un moment de répit.
Pierrette Epsztein
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