La falsification de l’Histoire, Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Laurent Joly (par Martine L. Petauton)
La falsification de l’Histoire, Eric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs, Laurent Joly, Grasset, janvier 2022, 133 pages, 12 €
Il faut bien qu’on finisse par entendre, derrière le sinistre brouhaha actuel, la voix de l’Histoire. Pas seulement ponctuellement après des « propos », ou vagues et bavards débats. Pas seulement par des commentaires désolés, pour autant infatigables dans les réseaux sociaux. Ce n’est pas là, temps de l’Histoire. Il faut le temps d’un livre, et le travail de démonstration précise d’un historien de métier, qui plus est, spécialiste de la période tant « revisitée » par Eric Zemmour, la seconde guerre mondiale et Vichy. Car, « jamais, en cent cinquante ans, dans notre république, à la veille d’un scrutin majeur, l’extrême droite n’aura semblé aussi forte, n’aura fait autant de bruit. Rarement, en période de paix, le système politique national n’aura paru aussi fragilisé ». Constat de départ de Laurent Joly.
C’est un travail de procureur – il s’agit de défendre l’intérêt commun, celui des citoyens et, défendre les intérêts de la république et de son Histoire. L’auteur repère ce qui est écrit (Le suicide français ; La France n’a pas dit son dernier mot ; Mélancolie française), ou dit (interviews, passages à la TV, C-News, et « On n’est pas couché ».) Chaque assertion, comme il se doit, est adossée à la citation des sources en bas de page. La copie, on le sent d’emblée, sera corrigée de façon implacable.
Les questions sont posées, simples au fond : Zemmour est-il bien d’extrême droite ? Il l’est incontestablement et de « bonne » et longue lignée.
Les ancêtres de la « pensée zemmourienne » sont convoqués, car, fond, comme méthode, rien n’est créé chez cet homme. Tout est dupliqué, arrangé, sur un ton suffisant, comminatoire, faussement « sachant ». Ainsi Maurras, qui, lui aussi pratiquait le retournement intellectuel des armes de l’adversaire, mais aussi Drumont et Daudet, chantres d’un violent antisémitisme, qui chez Zemmour est un anti-Islam. Barrès et son nationalisme, également « exaltant les déterminismes raciaux opposés au faux individualisme des droits de l’homme, au cosmopolitisme des citoyens de fraîche date, Français de papier ». C’est dans les vieux pots… pense-t-on en avançant la lecture. Zemmour se veut historien, la plupart de ses adeptes vous le diront, et il le proclame haut et fort mais sa façon est sommaire : se référer, butiner, extraire de petites citations parfois tronquées d’autres prétendus historiens, voire historiens aujourd’hui dépassés ou démentis, mais foin ! Bainville, l’historien de l’Action Française, est largement convoqué par exemple, mais le polémiste intarissable s’abrite ailleurs sous les chapeaux très connotés extrême droite d’un Robert (pas Raymond) Aron dans son Histoire de Vichy, dans les recherches largement fallacieuses de François George Dreyfus sur la même période : « Dreyfus, comme Zemmour, s’abrite derrière ses origines juives pour justifier une prétendue objectivité sur Vichy et Pétain ».
Est-il un ignorant et/ou un falsificateur de l’histoire ? Et dans certains cas, peut-on l’accuser de révisionnisme ?
On l’a beaucoup entendu ces derniers temps asséner que Pétain avait sauvé les juifs français (en sacrifiant des juifs venus d’ailleurs), manœuvre soi-disant acceptée par une population hostile aux arrivées d’étrangers (entendons, comme de nos jours la menace du grand remplacement par les populations islamiques) et même, dit le polémiste, acceptée par les juifs français, pour des motifs approchants… notons au passage que le polémiste-candidat, devant répondre devant la justice de ses propos, fut relaxé au motif qu’il avait parlé « des » juifs et non de « les » juifs, donc qu’il ne généralisait pas, car prétendre que Pétain avait sauvé les juifs français aurait relevé du négationnisme. Tout Zemmour est là ; quelques lignes ou mots, provocateurs, assis sur un prétendu savoir ici historique (sic) et déclamé avec le ton professoral qui en impose ; de ci, de là, un élément pour autant juste émerge dans un fatras fallacieux. Une partie notable du livre est consacrée à ce « faux débat ». Si des juifs ont échappé aux trains et aux camps, c’est en partie parce que le Reich attentif à la géopolitique de l’époque « La France n’est pas la Pologne », préoccupé de sécuriser ses troupes (et de piller le pays), ne mettait pas en France les rafles de juifs au premier plan ; que très vite les populations organisées ont avec succès pu sauver un nombre important de juifs ; la thèse ne tient donc pas.
L’historiographie de ces dernières décennies emportée par La France de Vichy de l’américain Paxton en 1973, laisse peu de place au « roman » se voulant récit national de Zemmour, tant au plan de Vichy et les juifs, qu’à des éléments structuraux sur le régime dans son ensemble. Robert Paxton et ceux qui l’ont suivi ont fait un sort à la mythologie de Vichy si chère à Zemmour : « axiome du moindre mal », Pétain le bouclier, De Gaulle, le glaive ; « le clan des ja, le clan des yes », les « deux cordes » du colonel Remy, résistant puis, victime après guerre d’une « crise d’illuminisme » au dire de De Gaulle.
Pourquoi cet acharnement à vouloir dessiner, quoi qu’en dise l’histoire (Zemmour ne parle-t-il pas du coup de la doxa Paxton !) cette version/interprétation de la période ? L’objectif est pour lui, candidat à la présidentielle, d’unir la Droite et l’extrême-droite, jamais réalisée depuis quarante ans. Fossé-tabou tenant vaille que vaille, d’élection en élection. Or, c’est sur Vichy – dixit Zemmour – que l’alliance possible bute, d’où la résurrection des théories anciennes. Lever le tabou, banaliser Vichy et amoindrir dans les mémoires ses coups, c’est ouvrir des possibles plus acceptables pour l’électorat de droite, limer de même dans le champ politique actuel, la « diabolisation » de l’extrême-droite. Zemmour, issu de la droite gaulliste, et s’y référant de meeting en interview, ne se contente pas de « coloriser » à sa sauce des pans de l’histoire restant peut-être encore flous pour certains, il les « relooke » : ainsi est-on vraiment sûr que Dreyfus était innocent… On peut rester coi devant les foules (a priori éduquées) qui l’applaudissent comme si elles découvraient une histoire inconnue, mais, souligne fortement Laurent Joly, on a affaire à un doctrinaire qui martèle et fait dans un répété « pédagogique ? », reprenant Maurras, « si l’on parvient à imposer notre interprétation du passé, on peut être sûr de pouvoir imposer nos idées ». Répondant à ses opposants sur ces sujets historiques, ne prétend-il pas que lui « fait de l’histoire contre la propagande », soutenu en cela par un autre pseudo intellectuel, Michel Onfray… On a donc bien affaire à un falsificateur de bon niveau de l’histoire, manipulant et tronquant les sources, sinueux de plus à souhait.
Que faire après lecture de ce petit livre dense impeccablement historique, intellectuellement intègre ? Le prêter, en parler, bien sûr, aux anti-Zemmour, et si on en connaît (et c’est le cas souvent à présent !) aux pro-Zemmour, à ceux qui prétendent aimer l’histoire. Alors autant lire la vraie.
Martine L Petauton
Historien directeur de recherche au CNRS, Laurent Joly est spécialiste de la période de Vichy, sur laquelle il a écrit plusieurs ouvrages, dont L’Etat contre les juifs, Grasset 2018.
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