La fabrique des mots, Erik Orsenna
La fabrique des mots, mai 2013, 140 pages, 15 €
Ecrivain(s): Erik Orsenna Edition: Stock
Une ballade au royaume des mots
« Méfiez-vous ! Les mots ne sont pas ce qu’on croit : de petits animaux doux et dociles, auxquels il n’arrive jamais rien. Les mots aiment l’amour. Mais aussi la bataille. Ils se trouvent ainsi mêlés à toutes sortes d’aventures, sentimentales et dangereuses ».
Ainsi s’ouvre le récit sur la vie des mots, ces petits génies sympathiques mais pouvant semer la zizanie et faire taire pour de bon les puissants ! En effet, la narratrice, Jeanne, devenue adulte, s’est souvenue d’une aventure fort singulière dont elle a participé avec l’ensemble de sa classe : la résistance devant la disparition des mots. Nous sommes sur une île lointaine. Jeanne grandit doucement et va à l’école. Elle côtoie ses amis : le timide Philippe, l’intrépide Rachida et l’intelligente Apolline. Cependant, une terrible nouvelle arrive à l’oreille des enfants, le dictateur, Nécrole, en colère décide de supprimer tous les mots inutiles :
« Bavards ! Vous êtes un peuple de bavards ! Des bavards perpétuels ! Bavards par oral et bavards par écrit ! Je vais vous guérir de cette maladie-là qui nous empêche de tenir notre place dans la compétition mondiale. Comment travailler quand on parle tant ? »
Le sort est scellé. Tous les mots vont disparaître sauf douze verbes d’action qui résument sommairement les besoins primaires de l’homme sans artifice ni superflu. Les actions de représailles sont terribles. La bibliothèque du Capitan contenant les plus rares et précieux dictionnaires du monde est brûlée. On capture les mots, on les met dans des cages et on les renvoie dans leurs pays d’origine… Mais c’est sans compter sur le caractère vif et combatif des écoliers de l’institutrice Mademoiselle Laurencin. Avec elle, ils vont jusqu’au bout de la lutte, livrent un combat sans merci contre les oppresseurs des mots !
La fabrique des mots est indéniablement un récit drôle et sérieux à la fois. Erik Orsenna a su bien saisir l’hétérogénéité et la diversité d’une classe. Il a réussi à extirper les situations comiques et des facéties d’enfants pour faire sourire le lecteur, grand ou petit. Drôle aussi ce couple de sœurs militantes pour la défense du Latin et du Grec qui, bien qu’inséparables, ne parviennent pas à placer un mot sans se chamailler ! Cependant, le sujet de fond n’est pas pour autant négligé. Notre auteur est un nouveau Joachim du Bellay car son texte peut être lu comme une nouvelle « Défense et illustration de la langue française ». Il montre au travers de leçons ludiques sur les préfixes, suffixes et compagnie la richesse foisonnante de cette merveilleuse langue. Il insiste sur son incroyable capacité à absorber les mots nouveaux venant de la mondialisation. Cette assimilation linguistique lui donne de la force et de la vigueur. Le parler français connaît une vitalité sans précédent grâce à l’apport des langues de quartiers et de dialectes. Il désamorce ainsi la peur de l’uniformisation découlant de la globalisation et celle de l’autre, le barbare. La fabrique des mots est un formidable ouvrage qui rend hommage à la circulation des mots par voie orale (très usitée dans les sociétés traditionnelles et reprise ici) et par voie écrite. Le récit montre aussi l’importance des mots dans une véritable démocratie. Ils permettent la circulation de la pensée et de la communication. La suppression des mots entraîne une sclérose de la société. Ce n’est pas pour rien que le dictateur se nomme Nécrole. Erik Orsenna par facétie fait un clin d’œil certainement à « nécropole », la cité des morts ou de la mort. Derrière la poésie et la vivacité de son message, se cache une puissante attaque contre le pouvoir arbitraire qui opprime, et supprime le mot et donc la parole d’opposant.
« Si nous perdons nos mots, plus besoin d’incendier les livres, personne ne pourra plus rien raconter. Et sans raconter, comment voulez-vous comprendre ? »
Cette situation renvoie à un autre roman magnifiquement écrit. Il s’agit de Cristallisation secrète de Yoko Ogawa. Ainsi à des milliers de kilomètres qui les séparent, ces auteurs s’interrogent sur la même problématique : le pouvoir de désigner un objet, une chose, un être par son nom. Le titre La fabrique des mots s’explique de lui-même au chapitre 23. C’est le plus long car il est le cœur de la réflexion de l’auteur. Il constitue aussi un moment de vérité pour les enfants et la nécessité du combat pour sauvegarder un idéal.
Victoire Nguyen
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