La Divine Comédie, Dante Alighieri, traduction nouvelle Michel Orcel (par Didier Smal)
L’enfer (2018, 456 pages, 35 €), Le Purgatoire (2020, 464 pages, 35 €), Le Paradis (2021, 480 pages, 35 €)
Le Dossier Dante, Autour de la traduction de la Divine Comédie par Michel Orcel, éditions La Dogona, Arcadès Ambo, octobre 2021, 80 pages, 12 €
« O donna in cui la mia speranza vige,
e che soffristi per la mia salute
in inferno lasciar le tue vestige,
di tante cose quant’ i’ ho vedute,
dal tuo podere e da la tua bontate
riconosco la grazia e la virtute.
Tu m’hai di servo tratto a libertate
per tutte quelle vie, per tutt’ i modi
che di ciò fare avei la potestate.
La tua magnificenza in me custodi,
sì che l’anima mia, che fatt’ hai sana,
piacente a te dal corpo si disnodi »
Così orai ; e quella, sì lontana
come parea, sorrise e riguardommi ;
poi si tornò a l’etterna fontana.
Ainsi Dante, au chant XXXI du Paradis, quasi au terme de son voyage de toute éternité, ce voyage que nous menons tous vers une forme quelconque de foi, dont le visage le plus beau est celui de l’amour rencontré, partagé, consumé tel un phœnix, s’adresse-t-il à sa muse, à la fois terrestre et céleste, cette femme de chair dont seule subsiste l’âme, cette Béatrice dont la beauté à la fois incandescente et paisible a traversé les siècles – et traversera les millénaires si Dieu prête vie à l’Homme.
C’est beau. Tout simplement. Même pour qui n’est pas italophone, même pour qui est étranger à la langue toscane du début du Trecento, l’on sent dans ces vers une pureté absolue, mais aussi un désir de transcender le matériau verbal pour toucher à une forme d’infini. Quelques années après la publication de La Divine Comédie, à Sienne, pas loin de Florence, Ambrogio Lorenzetti « inventait » la perspective pour une Annonciation, avec peut-être le même désir que celui du Florentin Alighieri : montrer le rapport entre le fini et l’infini, et le faire vibrer – ainsi feu Daniel Arasse en parlait-il.
Nonobstant, le francophone ne peut guère que goûter la musique de Dante, ressentir la beauté de l’hendécasyllabe italien, son rythme, et la virtuosité musicale de ces tercets aux rimes disposées avec un art tout mathématique. Il lui faut donc en référer à une traduction, et le choix est vaste, certaines ayant été des événements éditoriaux récents, du moins à l’échelle du temps écoulé depuis 1321, le mouvement s’étant accéléré à l’idée de ne pas rater le coche du sept centième anniversaire de la mort de l’auteur. Alors on hésite, on retrouve même un exemplaire de la traduction par Jacqueline Risset publiée en 1990, achetée une dizaine d’années plus tard, mais trop tôt pour une vie impatiente, et l’on y lit ceci :
« Ô Dame en qui prend vie mon espérance,
et qui souffris pour mon salut
de laisser en enfer la trace de tes pas,
de tant de choses que j’ai vues
par ton pouvoir et ta bonté,
je reconnais la grâce et la vertu… »
Mon Dieu, on dirait certaines traductions de poèmes de Dylan Thomas ou de Byron, elles aussi lues dans des éditions bilingues : on a mal à sa sensibilité verbale, musicale, que sais-je ! On dirait que tous les mots y sont mais qu’y manque l’essentiel : l’émotion. On dirait aussi certaines œuvres musicales classiques qu’un hasardeux interprète, mais soutenu par une maison de disques aux forts moyens, rend note à note, avec une fidélité absolue à la partition – juste en ayant omis la part d’âme entre deux notes, ou pire parfois : en l’ayant remplacé par « autre chose »… On sent bien que l’on peut goûter l’histoire, le sens, la philosophie de La Divine Comédie dans la traduction de Risset – mais il y manque la musique.
Et là, on s’aperçoit que dans une relative discrétion, du moins dans la presse francophone (cela est développé dans Le Dossier Dante, qui reproduit quelques rares recensions, positives, et des entretiens avec le traducteur – soulignant au passage que dans le Corriere della Serra, la présente traduction a été jugée comme « la meilleure dont dispose aujourd’hui le public français »), Michel Orcel vient de passer quelque six années en compagnie de Dante, et que La Dogona a publié La Divine Comédie en trois beaux volumes imprimés et mis en page sur un papier dont la qualité fait honneur à l’œuvre : l’on peut méditer chaque page, chaque vers, l’œil peut se promener et donc se reposer en paix, et les doigts prennent aussi plaisir à cette lecture. Mais pourquoi Orcel, pourquoi son nom donne-t-il envie de lire sa traduction de La Divine Comédie, dont la seule qualité matérielle donne envie de la fréquenter longuement ? À cause du Roland furieux, dont la traduction, éblouissante et heureuse, a été célébrée ici même il y a quelques mois à peine, à l’occasion d’une réédition en poche. L’on espère, au moment d’ouvrir la Divine Comédie publiée par La Dogona, que Michel Orcel a rendu de Dante la « petite musique », comme il l’a fait pour L’Arioste.
Et certains espoirs sont rencontrés, il ne faut semblerait-il pas « laisser tout espoir », malgré l’injonction aux portes de l’Enfer : oui, Michel Orcel a commis le même crime magnifique pour la Divine Comédie que pour le Roland furieux – il a laissé de côté le travail de pur traducteur, transposeur d’une langue à l’autre, pour céder au désir, celui né de l’amour d’une langue, le désir peut-être de devenir un nain sur les épaules d’un géant, si l’on veut réduire son travail à un « simple » (mais quelle belle simplicité…) décalque rythmique de l’hendécasyllabe en un beau décasyllabe, le désir d’offrir au lecteur francophone d’être touché par la beauté du verbe autant que par celle du sens de la Divine Comédie :
« Ô dame en qui veille mon espérance,
toi qui souffris de laisser en Enfer
quelques traces de toi pour mon salut,
dans toutes ces grand’ choses que j’ai vues,
de ton pouvoir ainsi que de ton cœur
je reconnais la grâce et la vertu.
J’étais un serf, et tu m’as rendu libre
par toutes voies et par tous les moyens
qui pour ça se trouvaient en ta puissance.
Conserve en moi cette magnificence,
si que mon âme, assainie grâce à toi,
de ce corps se détache en ta plaisance ».
Ainsi priai-je, et elle (si lointaine
qu’elle parût,) sourit, me regarda,
puis se tourna vers l’éternelle fontaine.
À ce point de la recension se pose un problème : c’est qu’on a juste envie de redire tout le bien que l’on pense du travail de traducteur d’Orcel, de répéter les mots et les phrases déjà écrits pour célébrer la grâce offerte avec le Roland furieux.
En un sens, cette incapacité à renouveler le discours critique quant au travail d’Orcel démontre la qualité de celui-ci : au fond, lorsqu’on lit le Roland furieux ou la Divine Comédie traduits par ce poète-psychanalyste, on est confronté à son œuvre, à lui, en tant que rencontre avec la langue d’un poète italien médiéval, avec cette capacité à inventer une langue en français, souple, inventive, puisant à toutes les sources de la syntaxe et du lexique, d’hier et d’aujourd’hui, et c’est formidable, cette langue qu’il crée pour respecter la contrainte formelle (au fond, que fait-il d’autre que les plus grands poètes, depuis Marot jusqu’à Rimbaud, tous ceux qui ont accepté d’écrire en vers mesurés, en strophes cohérentes, et pourtant dire, et redire, et tenter d’arriver à exprimer de façon exacte ?), c’est formidable parce que la contrainte devient pour Orcel un moyen de jouer – car oui, sa traduction est aussi ludique, on le sent, on le met au défi de nous contredire. Jouer donc – des registres lexicaux, de la syntaxe, de l’élision comme si la langue française retrouvait le temps des cent chants de la Divine Comédie sa liberté d’alors, sa liberté toute médiévale, sa folie, son inventivité – et son humour. Car il convient aussi de souligner à quel point la langue créée par Orcel, qui ressemble à s’y méprendre à celle de Dante lorsque l’on compare les deux textes en vis-à-vis, et à quel point tout cela semble léger.
On en viendrait quasi, joyeux paradoxe, à tellement s’abandonner au plaisir du texte, de sa forme, de sa virtuosité, à oublier toute la glose autour de la Divine Comédie pour juste jouir du texte. En cela, Orcel, et cela semble confirmé par un appareil critique à la parfaite minceur, respecte l’injonction de Calvino dans son fameux article « Pourquoi lire les classiques » : il débarrasse la Divine Comédie de tout le nuage fumigène critique qui la dissimule aux yeux du lecteur pour en simplement proposer la lecture, pour simplement proposer de s’y frotter, et que jaillisse l’étincelle entre le lecteur et l’œuvre. En ce sens, on aurait tendance à, quand bien même la traduction d’Orcel est d’une langue riche et pourtant souple (pointons à nouveau les élisions, très médiévales et pleines de sens, entre autres), recommander cette traduction à qui lirait pour la première fois la Divine Comédie : un texte respectueux de la musique de Dante, en rendant toute la puissance poétique, imprimé d’une façon telle qu’il est éminemment agréable à lire (et à toucher), dénué de toute exégèse ou presque – pour peu, on se croirait en 1321…
En guise de conclusion, et afin de clarifier un débat qui n’a quasi pas eu lieu étant donné que la présente traduction n’a globalement rencontré qu’un silencieux mépris dans la presse française (parce que publiée par une petite maison d’édition suisse ?), il semblerait que d’aucuns reprochent à Orcel de s’être approprié le texte de Dante, d’avoir fait œuvre d’interprète plus que de traducteur ; c’est étrange. Nul n’a jamais reproché, par exemple, à Jacqueline Du Pré de s’être approprié le concerto pour violoncelle d’Elgar, et surtout pas son maître, Rostropovitch, qui décréta ne plus vouloir interpréter ce concerto après avoir entendu la jeune femme. Peut-être Rostropovitch, dans son appréciation, comprenait-il à quel point interpréter, c’est aimer, et qu’aimer, c’est une forme de belle folie. Orcel est fou d’amour pour Dante, et cet amour sans nulle jalousie, il le partage en une vibrante traduction. Qui a un jour aimé appréciera.
Didier Smal
Michel Orcel (1952) est un auteur (poésie, romans, essais) et psychanalyste français. Il a obtenu les Prix Diego Valeri et Nelly Sachs pour sa traduction du Roland furieux.
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