La Destruction libératrice, Herbert George Wells (par Gilles Banderier)
La Destruction libératrice, Herbert George Wells, Le Cherche Midi, avril 2022, trad. anglais, Patrick Delperdange, 334 pages, 19 €
Edition: Le Cherche-Midi
Herbert George Wells a composé une œuvre immense en volume et publié des dizaines de livres – romans, essais, nouvelles – qui ont pour la plupart sombré dans l’oubli. Subsistent des ouvrages de « science-fiction » tels que La Guerre des mondes, La Machine à explorer le temps ou L’Île du docteur Moreau, dont l’intérêt est avant tout historique. Du fait de sa double allégeance, la science-fiction est un genre très délicat car, aux difficultés sur lesquelles risque d’achopper tout écrivain (composition, vraisemblance, psychologie des personnages, style, etc.) s’ajoutent les problèmes propres au développement scientifique. Même l’œuvre d’un auteur aussi éminent qu’Arthur C. Clarke a en partie été invalidée par la suite des événements (la conquête spatiale ne fut pas lancée par les Anglais depuis l’Australie). Dans le cas de Wells, l’idée d’une invasion extraterrestre venue de Mars a été pulvérisée depuis qu’on s’est avisé que la « planète rouge » n’hébergeait, dans le meilleur des cas, que des bactéries.
Quant au voyage dans le temps, même si – comme beaucoup de choses – il peut apparaître réalisable sur le papier des physiciens, les quantités d’énergie requises pour faire reculer d’une fraction infinitésimale de seconde une fraction infinitésimale d’atome montrent que le déplacement d’un être humain entier (et dans quel état arriverait-il ?) n’est pas à l’ordre du jour.
La notion de poisse peut-elle s’appliquer à un roman ? The World Set Free fut composé en 1913 et parut au début de l’année suivante, quelques mois avant une catastrophe, un suicide civilisationnel, que Wells ne vit pas venir mieux que les autres. Certes, il est question d’une guerre majeure dans le livre (dont le titre français évoque avant tout les conceptions économiques de Schumpeter) et d’une arme qui, en libérant de façon lente la radioactivité, rend des métropoles et des régions entières inhabitables pendant plusieurs années. Dans sa préface, Tristan Garcia évoque un auteur oublié, Olaf Stapledon (1886-1950), dont les romans (qui marquèrent Arthur C. Clarke) décrivent l’avènement et la chute de civilisations entières. Wells, qui se voulait philosophe de l’Histoire, s’essaie à ce genre de descriptions, mais le résultat est un roman mal construit, une sorte de brouillard compact (traversé ça et là d’éclairs d’intuition), de projection médiocre, si on les compare à Toynbee et, surtout, à Spengler. Les aspects techniques, comme on pouvait s’y attendre, contribuent beaucoup au caractère suranné de La Destruction libératrice. L’idée d’une bombe atomique dans laquelle un pilote d’avion doit mordre pour l’activer avant largage apparaît peu crédible (p.132), comme « l’index encyclopédique » d’où « chaque semaine des pages sont enlevées pour être remplacées par de plus récentes, sur lesquelles figurent les nouveaux résultats, et qui sont acheminés jusqu’ici par les avions du département de la recherche. Il s’agit d’un index des connaissances qui s’accroît continuellement, un index qui ne cesse de s’approcher davantage de la vérité. Il n’a jamais existé de chose pareille par le passé », p.296), préfiguration balourde de la mise à jour permanente du savoir sur le réseau Internet. La vision politique de Wells sauve néanmoins le roman, qui décrit, après la guerre atomique, la mise en place d’un « nouvel ordre mondial » (l’expression figure en toutes lettres p.204), avec entre autres établissement d’un État universel, abolition de la propriété privée (p.192) et confiscation du pouvoir par un oligarchie recyclant les grossiums d’avant le conflit. Wells imagine que l’âme humaine aura suffisamment changé pour accepter des transformations pareilles. Le postulat des utopistes (et, sous son mince vernis « scientifique », Wells en est un) est, soit qu’il n’existe pas de nature humaine et donc que l’homme est une pâte que les pouvoirs peuvent malaxer à volonté, soit que cette nature humaine existe, mais qu’il serait possible de la modifier (c’est le sens des « hommes nouveaux » que promeuvent tous les totalitarismes) pour abolir, par exemple, la conflictualité ou l’instinct de propriété. Dans La Destruction libératrice, le conflit nucléaire est le creuset d’où émergerait une humanité régénérée. Il est permis de se montrer sceptique et inquiet.
Gilles Banderier
Avec La Guerre des mondes, La Machine à explorer le temps ou L’Île du docteur Moreau, Herbert George Wells (1866-1946) est considéré comme l’un des pères fondateurs de la science-fiction.
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