La dernière nuit de Claude Eatherly, Marc Durin-Valois
La dernière nuit de Claude Eatherly, août 2012, 344 p. 21 €
Ecrivain(s): Marc Durin-Valois Edition: PlonUne étrange fascination. Quand la reporter-photographe Rose Martha Calther rencontre Claude Eatherly, dans l’antichambre d’un tribunal, au Texas, en 1949, elle ne se doute pas encore qu’elle nouera une relation des plus ambigües avec lui pendant près d’une trentaine d’années.
L’homme a été arrêté pour conduite en état d’ébriété. Il sera vite relâché. Pour la jeune et jolie photographe, ce Claude Eatherly, même s’il est très séduisant, n’est finalement qu’un autre de ces faits divers auxquels elle est cantonnée depuis le début de sa carrière. Sauf que…
A la sortie du tribunal, un homme vient lui raconter l’histoire de Claude Eatherly. Il travaille actuellement comme gérant de station-service, mais, pendant la seconde guerre, il a participé à la mission Hiroshima. Plus précisément, il a ouvert la voie à l’Enola Gay, qui avait lâché la première bombe atomique de l’histoire.
Eatherley a survolé le site en éclaireur pour s’assurer que les conditions étaient réunies pour procéder au largage de la bombe. Ou pas. C’était donc à lui qu’incombait la décision de larguer la bombe. Et il ne s’en remet pas.
« Il avait la conviction d’avoir endossé la responsabilité morale du premier massacre atomique de l’histoire ».
Après plusieurs tentatives de suicide et des internements en hôpital psychiatrique, Eatherley multiplie les activités criminelles pour casser son image de héros de guerre.
Bientôt, Rose entre en possession d’un manuscrit où l’homme raconte son histoire. Un document inestimable, mais qui ne trouve pas preneur dans l’Amérique du pré-maccarthysme. La guerre froide s’installe. On veut éviter de parler de sujets qui fâchent.
« L’homme pourtant continuait de me hanter. J’avais aimé son visage, son expression étrange, quelque chose de charmant, de jeune, d’inquiétant et d’avide, une sorte de mélange curieusement contradictoire recouvert du drapé sombre d’une pierre noire micacée ».
Tout ce qui concerne Eatherley provoque en Rose un intérêt extrême, une sorte d’addiction qui va la pousser, au fil des années, à délaisser sa famille, à ne pas pousser sa carrière là où elle aurait pu aller.
« Lorsque je me mettais en quête d’envoyer Claude Eatherley à tous les diables, un élément m’y ramenait aussitôt ».
Rose est partagée entre compassion et rejet, désir et répulsion. Elle n’arrive pas à le cerner. Elle soupçonne que le joueur de poker qu’il est cache quelque chose dans son jeu. Il n’est pas complètement sincère. Il n’est peut-être qu’un pervers manipulateur qui cherche à profiter de 100.000 victimes pour devenir célèbre. A moins qu’il ne soit qu’un cas psychiatrique…
Claude Eatherley ne se comporte pas avec elle comme avec toutes les autres. C’est comme s’il ne pouvait pas la duper, elle. Dès leur première rencontre, un jeu de chat et de la souris s’engage.
Avec La dernière nuit de Claude Eatherley, Marc Durin-Valois signe un « roman américain ». Un roman comme savent les écrire les Américains. Un sujet fort, historique, abordé par la destinée de deux cas individuels. L’un est réel (Claude Eatherley a vraiment existé), l’autre fictif.
Le livre est très documenté et bien documenté. Les anecdotes et les détails véridiques (comme les fascinants « pique-niques nucléaires » dans le Nevada des années 50) portent l’intrigue et ne sont pas là pour vanter l’érudition de l’auteur.
L’histoire du livre s’étale de la fin de la seconde guerre mondiale à l’après 11 septembre. La société évolue, le monde change, mais l’obsession de Rose reste intacte. Elle n’arrive pas à comprendre pourquoi elle est autant fascinée.
Au-delà de son sujet sur la bombe atomique et les questions morales qu’il soulève, La dernière nuit de Claude Eatherley est le très beau portrait d’une femme. Une femme qui voue sa vie entière à une cause. Peu à peu, elle découvre qu’elle est peut-être en train de passer à côté d’une vie qui aurait pu être la sienne, aussi bien à un niveau sentimental que professionnel, parce qu’elle est focalisée sur ce Claude Eatherley. Mais c’est la seule chose qui la tienne en éveil. Son mari, ses enfants, ne parviendront jamais à attirer autant son attention.
Rose se projette dans la personne de Claude Eatherley. « Un peu comme si j’avais examiné un aspect inconnu de mon propre visage se densifiant dans une cuve de révélateur ». Curieusement, elle ne parvient pas à le photographier. « L’idée de réaliser une seule image de lui provoquait en moi des tremblements, des sueurs, l’envie subite de voir, une sorte de paralysie ». Comme si cet homme, à qui elle voue sa vie, ne lui permettait pas d’être celle qu’elle est vraiment…
Yann Suty
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