La Débâcle, Romain Slocombe (par Mélanie Talcott)
La Débâcle, Romain Slocombe, Robert Laffont, août 2019, 528 pages, 22 €
Renversement, exode, déferlement, débandade, déroute, chaos, effondrement… sont les étapes nuancées de n’importe quelle débâcle. Pas celle naturelle des glaces qui donne à ce terme son sens premier, mais celle d’un système qui s’écroule de haut en bas suivant un effet domino, entraînant dans sa chute toutes celles et ceux qu’il prétendait servir et protéger.
La Débâcle donc de Romain Slocombe…
Une remarque préliminaire… Je ne sais quel rédacteur de quatrième de couverture chez Robert Laffont a eu l’idée saugrenue de qualifier celle qui nous est racontée de « road-trip hyperréaliste ». Sans doute quelque fondu de marketing ! Car le mot road-trip désigne une façon cool de voyager, d’appréhender une région ou un pays, en roulant, laissant défiler les kilomètres pour le plaisir des yeux, celui de la découverte des paysages, des peuples et de leur façon de vivre. Bref, une manière de renouer avec une nostalgie bienveillante.
Cela m’étonnerait fort que toutes celles et ceux qui ont sué sang et eau sous le soleil de l’été 40 et sous les rafales de mitrailleuses des Stukas, aient éprouvé ce titillement de l’esprit et de l’âme, d’autant plus que pour les survivants, cette débâcle s’acheva par un cinglant camouflet, celui de voir Paris déclarée « ville ouverte ». Formule putassière consacrée, et qui de fait voila pudiquement l’évidence : la cession d’une ville morte, vidée de ses ouailles, à un envahisseur qui allait y sévir pendant quelques cinq ans.
Dans une fresque hallucinée et hallucinante, Slocombe met en scène la semaine apocalyptique – du lundi 10 juin au lundi 17 juin 1940 – qui précéda cette « passation des pouvoirs en souplesse » et durant laquelle des millions de Français, de Belges, de Hollandais et de Luxembourgeois se lancèrent, toutes classes sociales et générations confondues, dans un bordel ubuesque sur les routes de France, en direction du Sud. En voiture – de la plus luxueuse comme cette Studebaker 3C Président Eight 1937, un véhicule coûteux qu’il fallait faire venir spécialement des États-Unis, propriété des Perret, famille de la haute bourgeoisie parisienne, ladite voiture bourrée de bijoux, de fourrures, d’argenterie, de valeurs bancaires, de linge brodé aux initiales familiales, de grands crus, de champagne et de provisions de bouche, etc. – jusqu’au corbillard, en passant par la charrette tirée par des bœufs ou des chevaux, la bicyclette ou tout simplement, à pied. Emportant avec eux, tels des escargots, leurs biens, leurs souvenirs et leurs désabusements, tous fuyaient devant l’avance inexorable de l’ennemi. La peur boostant leur instinct de conservation, la plupart de nos concitoyens, plus passifs alors que pacifiques, marcha parfois jusqu’à l’épuisement, la soif et la faim au ventre, assommés de fatigue, la mort aux trousses et éparpillée sur la route, corps démantelés, chevaux éventrés ou ballonnés comme des outres, vaches aux pis gonflés meuglant de douleur. Peut-être espéraient-ils retarder le moment fatidique où ceux qui font et défont le monde leur apprendrait à quelle sauce ils allaient être mangés.
Je ne vais pas vous effeuiller ce récit excellemment documenté où le style de Slocombe habille fort bien les descriptions et campe à merveille les particularités de chaque personnage, réel ou fictif, jusque dans la spécificité du vocabulaire de cette époque. Par contre, je pourrais me contenter de la sotte formule « La Débâcle ! un livre dont vous ne sortirez pas indemne » et le « il ne m’a pas emballé », flanqué d’un échantillon de ressenti et du résumé officiel. Mais ce n’est pas mon truc ! Chroniquer un tel ouvrage n’est pas chose simple… Du moins pour moi. D’une part, sa lecture n’a suscité en moi aucune tornade émotionnelle (soyons juste, Mounette la jeune domestique et Hortense Gutkind que l’on retrouve dans Sardoski et l’Ange du péché… Si. Un peu). Ce sentiment étant subjectif, je ne m’y attarderai pas. D’autre part, et je le dis sans prétention, elle ne m’a rien appris que je ne sache déjà. Et pourtant, La Débâcle me pose question.
A qui diable s’adresse ce bouquin ?
Si c’est dans le but indispensable et fort honorable de transmettre à un jeune lectorat, une mémoire qui se barre en couille si l’on en juge les selfies dézingués que beaucoup prennent en se marrant à Auschwitz, c’est loupé. De même, je doute fort que les trentenaires accros aux jeux vidéos s’y intéressent, vu que l’Histoire n’a de sens pour eux que dans sa projection visuelle futuriste, souvent belliqueuse d’ailleurs. Oublions le lectorat qui s’infuse des thrillers hémoglobineux ou des romances à quatre sous, comme d’autres se font des lignes de coke pour s’éclipser du réel. Rayés également de la liste celles et ceux qui n’ouvrent jamais un bouquin… une évidence ! ou pour qui l’Histoire est un truc de vieux !
Qui est donc alors susceptible de lire ce livre ?
D’une part et certainement, les inconditionnels de Slocombe. Mais bon, je ne suis inconditionnelle de personne, pas même de moi-même. D’autre part, des personnes qui s’intéressent à l’humanité et à ses ombres, et plus particulièrement à celles fort nombreuses qui émaillent réitérativement de barbaries innommables, celles de son Histoire. De ceux-là, j’en fais partie. De cette sombre période, il n’y aura bientôt plus de témoins vivants, quel qu’ait été leur rôle, politiciens, diplomates, financiers, hommes d’affaires, collaborateurs, vétérans de guerre, résistants, rescapés des camps, bourreaux, fonctionnaires obéissants, ou simples « subissants ». Malgré le fait que l’image ait pris peu à peu la place de l’écrit, la télévision diffusant régulièrement des documentaires sur ce sujet, elle a suscité et suscite encore une avalanche d’essais historiques et critiques (1), complémentaires ou contradictoires, voire si dérangeants pour l’establishment qu’ils sont violemment contestés. Chacun s’y évertue à expliquer des faits, mille fois repassés au crible de la fragilité, non seulement de sa culture, mais aussi de la vérité historique officielle, souvent tronquée. Bien des romanciers, contemporains ou non de ces évènements, se sont également emparés, avec plus ou moins de talent et d’honnêteté, de ces années d’humanité vs inhumanité dont le plus impactant reste, envers et contre toute interprétation aléatoire, les quelques cinquante millions de vies qu’elles ont prises.
Ces lecteurs-là n’ignorent rien des prémices de cette débâcle annoncée, dont :
– l’impéritie des états majors et des généraux, dont notamment celle du Général Maurice Gamelin aux commandes de l’armée française de 39 à 40 (note de M. Talcott : au cerveau bouffé par un tabès syphilitique, diagnostiqué officieusement dès 1932) ;
– l’état lamentable de l’armée, ou plutôt de cette chair à canon sommée de défendre ce qui n’était plus à défendre – comme en témoigne le personnage de Lucien Schraut, photographe de talent et soldat de circonstance – la fin des hostilités et le changement de gouvernement ayant été décidés au cours de marchandages diplomatiques bien avant que la première balle ne soit tirée : « Et tous ces morts, grades et régiments mêlés, tout ce courage, ça n’aura servi à rien au bout du compte ! Paris occupé par les Allemands… la France foutue… Les camarades sont dans le vrai : on a été vendus, trahis, les généraux et les politiciens vont s’arranger entre eux, fricoter leur sale tambouille sur le dos du Français de base ! Est-ce pour cela que lui s’est battu ? » ;
– l’ambiguïté désastreuse de l’ambitieux Pétain ;
– les hommes d’affaires français, anglais, américains confirmant d’un trait de plume aux nazis au bas des contrats d’armements que l’argent n’a pas d’odeur et que le capitalisme n’a pas de morale, l’appât du gain justifiant toutes les collusions : « La CGPF (ancêtre du Medef) préparait depuis des années une action de force dans l’intention de tenir sous sa coupe étroite et directement la plus grande part de l’industrie française… Ils se sont entendus avec l’Allemagne afin que celle-ci, intervenant au bon moment, par pressions diplomatiques mais avec tout le poids de la Wehrmacht, assure le succès de l’opération […]… Un changement radical de gouvernement en France. Une alliance avec le III° Reich. La fin de notre République pourrie des instituteurs. Avec des généraux au pouvoir, associés à l’Eglise catholique, et les cocos enfermés dans des camps en compagnie de tous les métèques antifascistes… ».
Rien de tout cela, et pire encore, n’est certainement inconnu de ces lecteurs potentiels. Pas plus que bon nombre de collaborateurs de haute voltige disposant de ce que l’on appelle aujourd’hui d’un réseau influent, ne furent inquiétés durant cette sombre période, bien mal nommée « épuration », qui suivit la fin de la guerre. La plupart d’entre eux échappèrent à la justice, non sans certaines complicités complaisantes et haut placées. Au contraire, dans la foulée et pour éviter d’embarrassants remous, beaucoup furent nommés dans la foulée à des postes clefs… Tels François Lehideux, personnage bien réel qui fut membre du gouvernement de Pétain, antisémite et anticommuniste, entre autres, fils de banquier, partisan d’un Ordre Nouveau en France dans une Europe nazifiée, aspirant à un renouveau des élites et des technocrates ; ou encore, Giraudoux qui admirait « la politique raciale allemande et les jeunesses hitlériennes » – tous deux cités dans ce livre. Force alors est d’admettre que l’auteur ne se lance pas par hasard dans l’aventure de la guerre et de ses acteurs, d’autant plus que les protagonistes principaux de cette terrible épopée appartiennent à la haute bourgeoisie française proche du pouvoir en place (familles Perret et Guirlange) et à la Bohême intellectuelle (Lucien Schraut). Je ne connais pas personnellement Romain Slocombe, dont je devine néanmoins pour avoir lu plusieurs de ses ouvrages qui de page en page impriment à la mémoire des figures de parfaits salauds (2) à l’intemporalité universelle, un humanisme désillusionné et une franche mélancolie teintée de colère.
D’où cette autre question : que veut-il nous dire ?
Interrogation d’autant plus récurrente que Slocombe m’a habituée à jeter des ponts entre l’histoire d’hier et celle d’aujourd’hui. Simple ! Dans La Débâcle, l’auteur nous met habilement le nez dans ce qui résiste à tout changement :
– La déliquescence endémique qui léprose un État mal gouverné. Elle entraîne irrémédiablement dans sa chute tout un peuple, en n’en ayant rien à foutre, le cynisme étant son sceau, la duplicité son cheval de bataille et le mensonge, son joker. J’assume, mec !
– L’expatriation de l’élite de l’élite, minutieusement organisée et camouflée bien avant que tout tourne en eau de boudin. Quoi qu’il advienne, elle tient toujours guichets fermés et continue insidieusement et quotidiennement à sauter les frontières. Glissant dans ses bagages fortune, marchés, famille et maîtresses, elle va s’installer paisiblement sous des cieux plus cléments et continue à faire des affaires, escomptant au nombre de bombes et de destructions matérielles et humaines, les juteuses mannes de la reconstruction politique et économique. Les conflits actuels en témoignent encore. Rien à carrer de la planète et des milliards d’êtres humains mis en coupe réglée ! A nous le pognon, le foutre et la belle vie !
A charge de l’élite subalterne, dite de grande bourgeoisie, les domestiques de la précédente, et restée elle sur le carreau, de sauver les meubles et de vider tant bien que mal les poubelles embarrassantes, tout en monnayant âprement des chaires de pouvoir contre quelques arrangements et trahisons entre amis, histoire d’assurer son prompt rétablissement au cas où la normalité reprenne ses marques. Causez toujours, protestez autant que vous voulez, les couleuvres à avaler, c’est vous qui les digérerez !
Dans le roman de Slocombe, cette élite qui vénère l’argent comme un dogme, est incarnée par :
– la famille Perret. Le père, Jean-Frédéric, germanophile, administrateur d’une société de distribution de films d’une firme allemande, Tobis, anticommuniste, et tièdement démocrate. Son caractère versatile et conciliant, ce qui dans certaines circonstances peut se révéler être à double tranchant, s’oppose à celui de son épouse, Laure. Une psychorigide, insupportable de fatuité, brandissant sa classe sociale comme un passe-droit, exécrable de mépris envers la populace, préfère son chien Zig à sa servante Mounette. Leurs deux enfants, Jacqueline âgée de quatorze ans, en proie au tourbillon hormonal et rebelle de l’adolescence, et Bernard de seize, qui joue à l’homme, sont à la fois touchants et agaçants. Malgré leurs réactions sincères devant les victimes de cette monstrueuse errance, ils sont corsetés par leur éducation dorée. Et l’on peut légitimement se demander à quels choix les conduira leur maturité naissante ;
– Pétain annonçant pompeusement à la radio les arrêts de ce jeu macabre, la boucle étant bouclée, tout ce petit monde de retourner à Paris dans une ambulance allemande. Et la jeune Jacqueline, dépucelée de son enfance par l’horreur visionnée plutôt que par le sexe d’un jeune et séduisant inconnu d’une nuit, auquel elle s’est généreusement offerte, « choisit de mettre de côté ses indignations pour le moment… Elle non plus n’est pas fâchée, il faut bien l’admettre, de retrouver la capitale – même occupée par les Boches, enfin, ça on verra – un lit propre et confortable pour une convalescence paisible en milieu hospitalier de luxe et ensuite dans son bon vieux seizième arrondissement. D’ici quelques semaines, elle pourra monter à cheval de nouveau ! » ;
– le couple Guirlange : Paul, le frère de Laure Perret, est un avocat « brillant, à la clientèle choisie parmi les élites et dont ses pairs murmurent qu’il finira bâtonnier ». Fervent lecteur de L’action française, de Gringoire et de Je suis partout, il est « du genre à préférer Hitler à Daladier ». En conséquence, il « regarde agoniser la démocratie » et n’en a rien à foutre de qui que ce soit, d’autant plus que selon lui, « c’est à coups de pied dans le derrière qu’on crée la moralité des peuples ». Sa décorative épouse, Marie-Louise, est la fille d’un riche roitelet de Sologne aux mœurs moyenâgeuses et barbares. Femme soumise plutôt que brisée, sa soumission consentante se révèlera d’une ampleur horrifique au cours d’un épisode particulièrement hard.
Raciste, xénophobe, antisémite et anticommuniste – notamment les Guirlange et Laure Perret – cette fine fleur de la société voue aux gémonies tout ce qui ne rentre pas dans le moule de ses valeurs morales conservatrices aux mille nuances de droite, imprégnée de catholicisme. Elle n’a aucune considération pour ces masses laborieuses qui la servent et qu’elle asservit. Ainsi, la mort de Mounette est aux yeux de sa patronne, Laure Perret, insignifiante, au contraire de celle de son terrier écossais qui la rend hystérique. Là aussi, si les circonstances s’y prêtent demain, rien ne laisse présager un changement d’attitude. Peut-être, serait-elle même pire. Son cynisme a pris en effet des galons. Depuis la seconde guerre mondiale, elle a fait d’énormes progrès dans la manipulation des masses, d’autant mieux qu’il n’y a plus ni de prolétariat, ni ces grèves massives et obstinées qu’elle craignait tant. Elle a appris comment maintenir le populo la tête dans l’eau, mais néanmoins toujours à flot. Et pour ce faire, elle a inventé tout un éventail d’outils économiques qui ampute le bien-être de tous ces anonymes à coups de crédits, de start-up nébuleuses et de promesses procrastinées.
Il reste le peuple… Pas très fiable, lui non plus, toujours le cul entre deux chaises, girouette adhérant à tout sans croire à grand-chose, mais y allant quand même, polémiquant sur la moindre goutte d’eau qui fait déborder le vase de sa compréhension, elle aussi, formatée. Pétain oui, Pétain non… Faut voir ! Les routes de la débâcle se transformèrent vite en le théâtre fluctuant d’un exode gigantesque où la peur, la lâcheté, l’égoïsme et la perversion humaine furent plus souvent les catalyseurs du pire de l’humain que du meilleur, le collectif même les pieds dans la merde se résumant malheureusement à une addition d’egos plutôt qu’à une somme de solidarités. Vols, viols, meurtres, beuverie, exécutions sommaires, la hantise de « la cinquième colonne », etc. Même la souffrance ne réconcilie pas les êtres humains. Tout le monde ment. Chacun observe l’autre, guettant la faille. Entre ceux qui ont tout et ceux qui ont peu, le dialogue est sans issue, voire démentiellement haineux comme l’illustre la mort de l’un des personnages. Non seulement, ils ne parlent pas le même langage et ne se comprennent pas, mais aucun n’a le désir de s’y essayer. Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés…
Cette France d’à peine hier que nous décrit Slocombe ressemble furieusement à celle qui se profile à nouveau dans nos rues. L’Histoire est un jeu de poupées russes.
Si vous en doutez, lisez ce livre.
Mélanie Talcott
(1) Par exemple, ces ouvrages qui dérangent (mais comme l’on dit, il n’y a pas de fumée sans feu, l’Histoire étant écrite par les vainqueurs, jamais par les vaincus !) : Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe ; Max Weinreich, Hitler et les Professeurs ; Antony C. Sutton, Wall Street et l’ascension de Hitler (c’est à partir de documents issus du procès de Nuremberg qu’il s’appuie pour dévoiler le financement des nazis) ; Eustace Mullins, Les secrets de la Réserve Fédérale (le seul livre brûlé en autodafé par décision de justice, en Allemagne, après 1945) ; et en vrac, Primo Levi, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Romain Gary, Hans Fallada, Robert Merle, Erich Maria Remarque, Saul Friedländer, Joseph Kessel, Joseph Bialot, Vassili Grossman, et beaucoup d’autres…
(2) Voir la trilogie Sadoski ou Monsieur Le Commandant, entre autres…
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