La Danseuse, Patrick Modiano (par Gilles Cervera)
La Danseuse, Patrick Modiano, Gallimard, Coll. Blanche, octobre 2023, 112 pages, 16 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
Modiano
Le livre d’entre
Si lire Modiano vous éloigne de tout, profitez ! Le dernier Modiano nous éloigne des pesanteurs du temps, des surcharges de l’espace et du zoo des autres.
Lire Modiano propulse en apesanteur !
Paradoxe : Modiano est l’écrivain le plus méticuleux à rendre le temps, l’espace et les autres, les brouillant dans un brouillard qui n’est pas si épais. Plutôt un voile qu’il soulève où chacun, les volontaires seulement, glissent.
Il y a, pour le lecteur, un volontariat à plonger dans l’univers de Modiano, et ce depuis des décennies, La place de l’étoile, via Pedigree, tout ce temps que Modiano nous donne à lire ça : l’épopée sans bruit de chaque mémoire. La ronde sans fin d’une nuit qui ne finit qu’en un jour si court, l’éclaircie.
Modiano ouvre aux portraits précis de silhouettes, aux évocations nettes de spectres, disons qu’il dîne entre fanthommes.
Est-il proustien pour autant ? Non, parce qu’il ne croise aucun Adn avec Balzac !
Il est plutôt à référer, permettons-nous la fantaisie la plus fantasque, à un astrophysicien célèbre qui vient de mourir. Oui, Modiano est à la littérature ce qu’Hubert Reeves est à notre pensée de terrien balourd que fascine le ciel (infini).
Modiano se promène là, entre les étoiles qui meurent et les étoiles qui naissent, dans les constellations de ce mystère incroyable qu’est, au plus près de sa figuration, le ciel de soi.
Chacun le sien.
Chacun ses étoiles.
Aujourd’hui dans ce dernier opus, son étoile est une danseuse.
La danseuse.
Elle n’aura jamais ni nom ni prénom, simplement cette présence d’être un corps, à peine, plutôt une discipline.
Modiano depuis longtemps disdascalise à longueur de livres et de rêvasseries une sorte d’art de l’écriture. Il nous donne à lire de livre en livre un manifeste très personnel, véritable art du roman, dont cette danseuse serait l’emblème. Comme Chevreuse juste avant, cette maison de là-bas, loin de la ville et proche. Modiano ou la littérature entre.
Entre les villes et la proche campagne.
Entre les mots.
Entre les nuées.
Entre les buées.
La danseuse est dessinée sur la vitre par un enfant, est-ce le petit Pierre ou sont-ce les fantômes de discothèques, les tireuses de bonne aventure, les filles a priori faciles ou les marlous bistres ? Comment faire si on se retrouve un petit Pierre trimballé, baby-sitté par ceux qui passent, dont le narrateur, improbable ami de passage. Modiano est notre ami de passage, toujours prêt à prendre un enfant sans père sous sa coupe. Modiano n’est pas parti à la recherche du temps, il narre sans fin ni foi sa Jeunesse perdue. Un titre de lui ! Chaque livre qu’il écrit est un de ses habits déposés sur le cintre du Vestiaire d’enfance (autre titre !).
Une chose est sûre, c’est que certains attendent le prochain Modiano, comme on n’attend plus, hélas, Duras ni Pinget. Vivement dans deux ans qu’il nous cisèle une lucarne sur la nuit d’où tous nous venons, entre l’irréel de l’avenue Pereire, du boulevard Raspail ou de Saint-Leu la Forêt (entend-on la musique du nom ?) et ce territoire littéraire bien réel, noir sur blanc, dont les seuls bords sont l’écriture flottante de l’un et la lecture flottée des autres, nous.
Le livre d’un Nobel. Un seul au monde pour décrire le vide et le plein en même temps.
Gilles Cervera
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