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La Danse, Philosophie du corps en mouvement, Alexandre Lacroix (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge le 11.03.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La Danse, Philosophie du corps en mouvement, Alexandre Lacroix, Allary Editions, janvier 2024, 239 pages, 20,90 €

La Danse, Philosophie du corps en mouvement, Alexandre Lacroix (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

 

La danse a toujours eu un goût légèrement insaisissable pour les philosophes… Même si la danse a selon Platon une fonction éducative, la danse est loin d’être un sujet qui prête à l’abstraction. Rares sont les ouvrages philosophiques sur la danse, en dehors d’un Nietzsche danseur et Philosophie de la danse de Paul Valéry. Pourtant, bien danser revient à réconcilier l’âme et le corps. La danse semble incarner l’élan vital de Bergson, comme une force créatrice et évolutive qui réanime le corps et lui fait atteindre la grâce.

« Les gens qui réfléchissent dansent trop mal en général »… Dès les premières pages, Alexandre Lacroix donne le tempo en reconnaissant un certain malaise du philosophe face l’impératif social de danser lors de soirées festives. Cette confession résonne avec l’anecdote du philosophe Alain sur le mille-pattes, qui ne pourrait pas marcher s’il commençait à réfléchir à chacun de ses pas.

L’auteur pense qu’il est préférable d’opter pour un stoïcisme assumé plutôt de faire semblant de danser : « Mieux vaut avoir l’air d’un rabat-joie ou d’un poteau, que de danser comme un canard – la danse non-danse étant au rock’n’roll à peu près ce que le petit chien est au crawl ». Bien sûr, on rit… Il est vrai qu’une personne mal à l’aise pour danser ressemble à « du mécanique plaqué sur du vivant », pour reprendre l’expression de Bergson sur le comique.

La danse classique, de la logique plaquée sur la fluidité ?

La danse est une affaire d’instinct et de fluidité, un langage du corps qui échappe à la suranalyse. Pourtant, l’auteur fait remarquer que la danse classique a pris son essor lors de l’époque de Louis XIV, à l’époque du classicisme, qui a tenté de plier la créativité humaine à des exigences de logique, d’ordre et de clarté. Ce qui, avec du recul, paraît être un projet un peu fou. D’après Rachel Bespaloff, philosophe, l’histoire de l’Occident n’offre que deux âges classiques : le Vème siècle avant J.-C. à Athènes et le XVIIème siècle en France. Alexandre Lacroix insiste sur l’intemporalité de cet art, qu’il qualifie d’éphémère, de léger et de presque métaphysique.

Alors que la danse classique cherche à défier la gravité, la danse contemporaine accepte pleinement la gravité terrestre. Le sol n’est plus seulement un socle, mais un lieu vers lequel le danseur retourne pour se ressourcer, symbolisant un retour aux puissances telluriques et parfois païennes de la danse.

Afin de pénétrer cette inquiétante étrangeté, Alexandre Lacroix a choisi l’empirisme, une pleine immersion à l’Opéra de Paris auprès de deux danseurs étoiles : Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion. En explorant le parcours de ces deux danseurs exceptionnels, l’auteur met en valeur leur force intérieure, ce « diamant noir », qu’il a fallu pour forger et transformer le chaos en quelque chose d’indestructible et de beau. La danse nécessite autant de rigueur que de passion. Elle recèle inévitablement des accents nietzschéens : « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».

Bien danser revient à réconcilier l’âme et le corps, à relier l’intelligence et l’intuition et peut finalement incarner l’élan vital de Bergson. Afin d’illustrer la connexion profonde entre l’âme et le corps dans la danse, l’auteur évoque la notion de vitalisme, un courant de pensée aujourd’hui tombé en désuétude, lancé par le médecin Paul Joseph Barthez. Ce dernier supposait que nous étions tous composés d’un corps, d’une âme, mais aussi d’un principe vital, comme un flux qui s’écoule en nous. François Delsarte, musicien et théoricien du mouvement, est allé plus loin en promouvant l’idée que le mouvement doit exprimer une énergie vitale universelle. C’est un apport révolutionnaire pour la danse. Danser consisterait alors à essayer de trouver en nous l’origine cosmique du mouvement. Cette perspective rejoint celle de Bergson et de son concept d’élan vital, suggérant que l’art « a quelque chose de merveilleux parce qu’il entretient des relations avec une autre sphère : le monde de la Grâce ». La danse est en somme un éveil de l’intuition. L’intuition souvent sacrifiée à l’intelligence, comme le pensait Bergson, est rallumée quelques instants par la danse. Autrement dit, l’hypertrophie de notre intellect nous a créé une sorte d’infirmité qu’il nous faut délier par la danse.

En refermant ce livre, on se sent comme porté par une danse cosmique et tellurique qui invite au mouvement et à la fluidité. Alexandre Lacroix réussit le pari de nous faire ressentir ce quelque chose d’ineffable que seule la danse et la musique peuvent transmettre. Mais avec le talent d’une danse dicible, avec une pédagogie digne de la période classique, d’ordre et de clarté. On en ressort alors convaincu que l’intuition et la rationalité sont compatibles à condition de les faire danser ensemble. Et qu’un philosophe authentique cache toujours au fond de lui une étoile qui danse… Et tant pis si Kant se serait senti mal à l’aise sur le dancefloor

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

 

Alexandre Lacroix est Directeur de la Rédaction de Philosophie Magazine. Essayiste et romancier, il est également le Président d’une école d’écriture, Les Mots.



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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".