La couleur de la nuit, Madison Smartt Bell
La couleur de la nuit (Color of night) (2011) 240 p. 22 € Traduit de l’américain par Pierre Girard
Ecrivain(s): Madison Smartt Bell Edition: Actes Sud
Mettons de côté ce titre, La couleur de la nuit (Color of night en VO), le même que celui d’un mémorable nanar avec Bruce Willis et Jane March. Titre aussi un peu bateau, aux allures de déjà vu et qui ne rend pas tout à fait compte de la teneur de ce petit joyau noir, très noir.
Les attentats du 11 septembre 2001 font replonger Mae dans son passé. Devant sa télé, elle reconnaît Laurel, son amour de jeunesse, avec laquelle elle a perdu contact depuis plus de trente ans. Elle se passe dès lors en boucle les images de l’apocalypse new-yorkais et ne songe qu’à retrouver son ancienne amie.
Les images de Laurel réveillent également la mémoire de Mae. Elle se rappelle cette époque flower power, au moment où les deux femmes s’étaient rencontrées. Elles avaient finies par se retrouver membres d’une secte, dirigée par D, « le visage de Dieu parmi nous », « notre père, notre mère à tous ». Entre deux partouzes et trips hallucinatoires, à ne plus savoir distinguer la réalité, ni qui est qui, ils partaient dans des virées meurtrières ne rappelant que trop celles de Charles Manson et de sa bande, comme le meurtre de Sharon Tate, la femme de Roman Polanski, alors enceinte.
Les chapitres se succèdent entre la vie de Mae à Las Vegas, où elle travaille dans un casino et rôde la nuit dans le désert voisin, une carabine à la main pour chasser, et celle dans la secte. Mais elle remonte encore plus loin dans le passé et revoit les événements qui l’ont conduit à rencontrer Laurel. Elle se remémore, son enfance, dans les Etats-Unis de l’après-guerre, en prise avec une « Chose-mère » et un frère, Terrel, qui abusa d’elle sexuellement dès l’âge de onze ans.
Dans la postface, Madison Smart Bell explique qu’il écrit sous la dictée des démons et ce sont les démons de tout un pays qu’il réveille. A partir des attentats du 11 septembre, l’auteur se livre à une radioscopie des Etats-Unis.
Il alterne les chapitres courts entre différentes périodes, l’Amérique post-11 septembre, la période hippie, l’après seconde guerre mondiale. Si Mae en est arrivée à vivre dans une caravane, à rôder la nuit dans le désert, à ne connaître que des amants de passage, mais dans le noir, toujours dans le noir pour ne pas dévoiler son corps, c’est à cause de tout ce qui s’est passé avant.
Madison Smart Bell semble nous dire que toute l’idéologie hippie baignait dans un péché originel et qu’elle ne pouvait que finir par le sang d’où elle était née, comme ses enfants finiront aussi dans le sang et dans les décombres du World Trade Center. Les monstres engendrent des monstres. Et on ne peut d’autant moins échapper à cela que l’auteur établit une liaison avec la mythologie grecque, en faisant de la figure de Dionysos l’un des fils conducteurs de son récit. Tout est déjà décidé depuis longtemps…
Ironiquement, Mae, la hippie se retrouve à travailler pour un casino, à distribuer des cartes à une table de jeu, où elle devient l’instrument d’une autre entreprise de rêve. L’envie de changer la société, de prôner l’amour libre, a conduit au meurtre. L’argent est devenue la nouvelle utopie, l’unique obsession, et s’avère une autre forme de drogue, comme celles que Mae s’enfilait dans sa jeunesse, et qu’elle n’hésite pas à encore prendre à l’occasion.
Les temps changent, les rêves évoluent, mais les addictions sont toujours là.
La couleur de la nuit n’est cependant pas un roman à thèse. Pas de démonstration et de messages à faire passer. Du moins de manière explicite. Madison Smart Bell jette ses cartes sur table et nous laisse le soin de monter nos propres théories, ce qui ne rend leur portée que plus forte. Comme de la même façon, la lecture a la faculté d’exalter l’imagination, au contraire des images…
La couleur de la nuit est une fresque, mais une fresque qui va à l’essentiel, qui ne s’embarque pas dans des digressions et considérations sans fin, et ne multiplie pas non plus les personnages. Elle est dépourvue de gras, comme le corps de Mae à qui l’auteur colle à la trace tout au long du récit. Il ne semble pas y avoir une seule phrase inutile. Dans un temps où beaucoup d’écrivains ont tendance à tirer à la ligne, à en ajouter toujours plus, ce livre démontre qu’en en faisant moins, l’effet n’en est que plus percutant.
Yann Suty
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