La Contrée obscure, David Vann (par Patryck Froissart)
La Contrée obscure, David Vann, éd. Gallmeister, août 2023, trad. américain, Laura Derajinski, 506 pages, 26 €
Ecrivain(s): David Vann Edition: Gallmeister
Hernando de Soto, né en 1496 ou 1497 en Estrémadure, à Barcarrota ou à Jerez de los Caballeros, en Espagne, et mort le 21 mai 1542 dans l’actuel Arkansas, est un conquistador et explorateur espagnol. Arrivé dans la baie de Tampa en 1539, il erre pendant trois ans entre la Floride et le Mississippi. Il meurt près du fleuve américain, sans avoir découvert les immenses richesses dont il rêvait.
Ce formidable roman de David Vann, exubérant produit du jaillissement bouillonnant d’une imagination intarissable, est le récit, donc fictionnel bien que fondé sur des détails historiquement réels dont la précision témoigne de recherches approfondies de la part de l’auteur, de la lamentable odyssée de de Soto dans les immensités, la plupart du temps marécageuses, de ces terres alors inconnues des Européens, que l’explorateur appelle la « Florida » et sur lesquelles il proclame sa souveraineté, en arguant d’une capitulación royale, dès qu’il en aborde le littoral.
L’élément saillant de cette épopée ratée qui tourne à la farce tragique est incontestablement la peinture du caractère de de Soto, que l’auteur a le sublime talent d’esquisser, d’affiner, et d’affirmer par une série de traits qui se complètent et se précisent tout au long du récit : grandiloquence, mégalomanie, extrême cruauté, concupiscence, cupidité, certitude d’être le représentant absolu de la suprématie de sa « race » sur les indigènes, ces animaux de toute évidence privés d’âme par le Créateur, ces êtres vils, grossiers, incultes ne méritant pas la moindre compassion, qu’il rencontre, combat, réduit en esclavage, viole, massacre, démembre, brûle, livre vivants à ses chiens, avec l’intime conviction définitive d’être investi d’une mission à la fois civilisatrice et messianique… un personnage tout à la fois suprêmement antipathique, pathétique, borné, ridicule voire ubuesque, obsédé à la folie par la quête d’une cité fabuleuse regorgeant d’or et de pierreries, d’un Eldorado qui ne semble exister que dans son délire et dans celui qu’il entretient jusqu’au fond des caboches tout autant malades de ses soldats.
– Regardez autour de vous. Regardez vos frères espagnols. Aucun de vous n’a été tué, ces derniers jours. Pas un seul. Vous avez peur, vous ne cessez de parler des terribles Apalachees et de leur immense armée […]. N’oubliez pas que ce sont des animaux, sur terre pour être massacrés ou réduits en esclavage, et pour que l’on puisse disposer d’eux comme bon nous semble…
Face à lui, ses lieutenants qui progressivement contestent ses décisions, qui le haïssent sans toutefois avoir le courage de se rebeller une fois pour toutes contre le pouvoir dont il est royalement investi. A noter : les échanges verbaux entre le commandant et ses sbires sont d’une acrimonie, d’une causticité, d’une acerbité ironique, d’une raillerie vexatoire régulièrement savoureuses.
– Ta mère rêve encore du chien qu’elle a connu dans son enfance, combien ses couilles étaient douces quand elle les léchait…
– Méfie-toi, Vasco, répète de Soto. N’oublie pas que tu t’adresses à ton supérieur. Je peux rentrer auprès du roi et lui demander ta tête pour insubordination…
Et puis, surgi de la jungle, rescapé d’une précédente expédition espagnole, ayant été à demi rôti vif par des autochtones qui l’ont capturé, torturé puis finalement gracié, adopté, et admis comme l’un des leurs, Ortiz, l’un des rares personnages espagnols faisant preuve d’humanité à l’endroit des Amérindiens qu’il tient désormais pour frères. Mais un Ortiz à tel point écœuré par les monstruosités perpétrées tant par les envahisseurs que par ceux et celles qui s’opposent à l’invasion qu’il en arrive à proférer des propos dangereusement hérétiques.
– Ce que je comprends maintenant, c’est que les croyances affaiblissent les hommes. Seul un homme qui ne croit en rien peut être fort.
– Et tu es ce genre d’homme ?
– Oui. Je pense que oui. Parce que j’ai été tiraillé entre deux mondes et que je n’appartiens à aucun. Je ne peux plus croire en aucun dieu. Cela me rend plus fort que vous et eux.
Devenu à son âme défendante l’un des compagnons de de Soto qui a grand besoin de cet ex-compatriote connaissant la région, les us et coutumes, et le substrat linguistique commun à la plupart des langues locales, Ortiz s’efforce d’intercéder en faveur des indigènes, tentant de convaincre de Soto et ses hommes qu’ils ont en face d’eux leurs semblables défendant légitimement leurs terres, leurs traditions, leur liberté. Ortiz sera finalement le bras armé de la vengeance des populations locales soumises aux plus horribles exactions.
Le génie narratif de David Vann ne se limite pas à la relation baroque, crue, sombre, nauséeuse, probablement proche, hélas, de la réalité historique, du périple sanglant des armées de De Soto, de leurs excès, des pertes énormes qu’elles subissent dans ces contrées obscures au travers desquelles elles déambulent à l’aveugle, peu à peu décimées par les maladies, les aléas climatiques, les bourbiers où elles pataugent des jours durant, les attaques incessantes des indigènes qui les précèdent, les accompagnent, les suivent, la plupart du temps invisibles, insaisissables.
En vérité, le génie narratif de David Vann en cet ouvrage consiste à avoir intercalé, entre chaque péripétie de cette « conquête » désastreuse, les épisodes linéaires de la création de l’homme et de sa déchéance, selon la mythologie Cherokee, à partir du moment où le fils de Kana’ti et Selu, le couple primordial, à l’incitation de son frère diabolique, dit « l’Enfant Sauvage », né soudainement de nulle part, ou plus symboliquement de son propre esprit, rompt l’existence paisible, édénique, de la petite famille en violant les secrets du Galunlati, la contrée « d’au-delà de l’Arche ».
– On avait tout ce qu’il nous fallait, pour l’éternité, avant que tu n’arrives.
– Je ne suis pas simplement arrivé. C’est toi qui m’as fait venir. Tu m’as créé.
Lequel des deux romans s’inscrit dans l’autre ? Lequel inclut l’autre ? La chute originelle constitutive du mythe, assimilable à la faute initiale des trois religions créationnistes dites du Livre, expliquerait-elle, justifierait-elle, en guise de punition jusqu’à la fin des siècles des siècles, « l’ensauvagement » de l’homme, ici particulièrement accentué chez l’envahisseur européen dépeint comme l’archétype du barbare, et les maux et calamités que l’espèce inflige à ses propres membres ? Au lecteur de procéder au déchiffrement qui lui convient.
Ce roman de cinq cents pages empli d’espoir, de désespoir, de bruit, de sang, de sexe, de feu et de fureur s’inscrit dans la lignée intertextuelle de cet autre grand roman qu’est celui de l’Autrichien Franzobel, mettant en scène et dénonçant lui aussi l’ethnocentrisme, l’intolérance, la folie, la démesure, les outrances, les atrocités, l’insatiable soif de pouvoir et d’appropriation de terres, de biens, de richesses, l’implacable génocide physique de la majeure partie de la population amérindienne et la volonté forcenée des envahisseurs d’acculturer et de convertir à leur religion, qu’ils veulent hégémonique, le reste des indigènes tout en les réduisant à une servitude honteuse, ayant dramatiquement et indélébilement marqué la conquête du Nouveau Monde par les Européens : Toute une expédition, La vie héroïque du conquistador qui rêvait de gloire et de Californie.
Le personnage de de Soto rappellera aussi au lecteur le conquistador fou Lope de Aguirre, superbement personnifié par Klaus Kinski, dans le film impressionnant de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu.
Note de l’auteur, Américain d’ascendance Cherokee :
C’est dans la région de Tallahassee que les Apalachees opposèrent une résistance farouche à de Soto. Je suis resté très fidèle aux événements et aux détails historiques, décrits dans l’ouvrage de Charles Hudson, Knights of Spain, Warriors of the Sun : Hernando de Soto and the South’s Ancient Chieftains, publié en 1997 et auquel je dois beaucoup. Mais j’ai aussi enjolivé le récit et j’ai fait subir à de Soto une fin qu’il mérite bien davantage [que ce que fut véritablement la sienne].
Un dénouement que découvrira le lecteur, en quelque sorte une vengeance a posteriori de la part de David Vann quant aux crimes perpétrés par de Soto sur bon nombre de ses ancêtres.
Patryck Froissart
David Vann est né le 19 octobre 1966 sur l’île Adak en Alaska. Il a été publié dans plus de 50 pays et a reçu 14 prix littéraires, dont le prix du meilleur roman étranger en France. Il a travaillé sur des bateaux en mer avant de pouvoir vivre de sa plume. Il partage sa vie entre l’Angleterre où il enseigne et la Nouvelle-Zélande. Sukkwan Island, son premier roman, est paru en janvier 2010 aux éditions Gallmeister. Il a obtenu le prix Médicis étranger.
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