La connaissance de la douleur (La cognizione del dolore), Carlo Emilio Gadda (par Leon-Marc Levy)
La connaissance de la douleur (La cognizione del dolore, Einaudi 1963), Carlo Emilio Gadda, Ed. Points, trad. italien, Louis Bonalumi, François Wahl, 247 pages
Ecrivain(s): Carlo Emilio Gadda Edition: Points
Gadda est un écrivain fasciné par le semblant littéraire, la faculté de la littérature de tordre la réalité pour la sertir mieux dans l’écriture fictionnelle. Le cadre même de ce roman est un masque qui cache la réalité : le pays imaginaire inventé par Carlo Emilio Gadda, le Maradagàl, situé dans une Amérique du Sud fantasmée, sert d’écran à une géographie dont on ne peut douter qu’elle soit celle du nord de l’Italie, de la Lombardie milanaise. Toutes les descriptions locales en attestent, des paysages vallonnés, piquetés de villas bourgeoises. Un personnage, Bertoloni, est un émigré lombard. Même le fromage – qui a droit à une description inoubliable et burlesque – le croconsuelo cache à peine le très fameux gorgonzola dans un paragraphe à la saveur… dégoulinante !
[…] L’hôte, Manoel Torre alloua au négociant quelques rasades gratis : plus deux magnifiques portions de croconsuelo (une espèce de roquefort du Maradegàl, mais moins fait : gras, piquant, puant au point de faire vomir un Aztèque, avec de riches moisissures d’un vert sourd dans l’ignominie des crevasses ; extrêmement savoureux à tartiner au couteau sur une langue-nénuphar, puis à mâchonner durant des quarts d’heure, pour en faire une immonde bouillie arrosée de gros rouge, à fins de restauration du bagou dévolu au commerce et de salivaire récupération).
Une femme qui souffre : le fils est un fantôme. Ces deux éléments suffiraient à introduire La connaissance de la douleur : le roman est une quête, dans un monde déformé par la guerre qui sert d’arrière-plan à cette longue enquête, des causes et des symptômes de la douleur qu’annonce le titre de l’ouvrage. Mais il pose très vite la question de qui souffre ? Cette femme, qui a un enfant fantôme, ou ce fantôme qui ne voit pas, n’entend pas, sa mère qui souffre ?
La composition du roman est très nettement séparée en deux parties. Pas seulement par la volonté de Gadda de structurer ainsi son ouvrage mais, plus radicalement, par la métamorphose, stylistique, thématique, tonale que constitue le passage de la première à la deuxième partie. Après 135 pages baroques, parfois burlesques, souvent drôles – ici et là presque dans le goût de la comédie italienne – commence un autre roman, sombre, douloureux, désespéré. Un « autre roman » ? Il faudrait plutôt dire l’autre roman, celui que le premier prépare, nourrit, fait jaillir plus violemment encore. Tout l’ouvrage est inscrit dans un crescendo tonal qui va du tragi-comique au tragique, jusqu’à une fin terrible, effroyable. C’est dans un tunnel de douleur que Gadda nous conduit.
Le ton de comédie de la première partie ne trompe à aucun moment car il cache à peine le regard désolé de Gadda sur les choses humaines. La guerre – entre Maradagàl et Parapagàl – même si elle prend sous la plume des airs de pantalonnade burlesque, n’en est pas moins une guerre et Gadda regarde évidemment vers La Première Guerre Mondiale et les aventures militaires de l’Italie mussolinienne.
La préposition « de » (de en Maradagalais), qui marque la cause ou l’origine, suivie de ce substantif : « guerre », et précédée d’un adjectif employé substantivement : « invalide », « mutilé », « aveugle », « sourd », « infirme » ou tout terme semblable, avait fini par générer certaines facéties, d’un goût discutable […].
C’est dans cette première partie que se glisse, de plus en plus martelant, le thème de la douleur. La scansion de cette marche vers le pire se fait au rythme du roman lui-même, de l’expression baroque de la première partie au chuchotement, plus terrible encore, de la deuxième. C’est un baroque exalté, Rococo, qui frôle le fantastique et annonce, à l’avance (*), le réalisme magique des écrivains sud-américains – on pense souvent très fort à Garcia Marquez et à Guimarães Rosa. L’imagerie littéraire alors s’inscrit dans le défilé des figures du destin – Gadda/Bertoloni – car c’est bien sa projection dans ces pages. Elle erre dans les ruelles de la Villa Giuseppina, hantées par la figure du père comme Hamlet à Elseneur.
Nuitamment, à ce qu’on disait, la Giuseppina était hantée ; on parlait de mystérieuses luminescences, de larves ou lémures, de nocturnes battements d’ailes, de spectrales apparitions : certains assurant en revanche qu’il s’agissait d’un seul et unique fantôme, d’une terrifiante figure de vieillard, toujours la même, en particulier par les nuits sans lune, le mardi ou le vendredi. La chouette, à minuit, lançait par trois fois son signal d’envie et de mauvais augure : une forme bleuâtre, sénile, tout soudain apparaissait. L’affreux cave des joues témoignait d’un séjour sépulcral […].
Tombe alors, comme un couperet d’acier tranchant, la deuxième partie du roman, la douleur infinie et mortelle de l’amour d’une mère pour son fils mort. Commence un lamento déchirant, une invocation d’une vie brisée, de souvenirs achevés, lancinants, qui portent en eux une douleur sans nom, sans frein. Finies les explosions baroques de la première partie : le son se fait sourd, l’écriture elle-même porte la douleur, la traduit en la transfigurant.
L’évocation de la douleur qui, depuis l’enfance, travaille et modèle le fond obscur de la vie, caractérise la part intime de ce texte : la rancœur liée au passé fait surgir l’ensemble des images familiales traumatiques – le père mort, la mère vivante et morte, le frère tué au cours de la guerre – en une absence définitive de résignation au cours des choses. Douleur de la condition de vivre, douleur de l’existence dont il faut, implacablement, et inutilement, essayer de connaître les raisons : mais cette connaissance – qui ne conduit à aucune guérison ni salut –, ne peut être saisie qu’à travers un combat intransigeant contre les idées communes, la bassesse d’une opinion vulgaire qui renvoie – encore une fois – à la métaphore de la vulgarité innée du régime mussolinien.
La connaissance (la cognizione) se double d’une conscience douloureuse des caractères difformes que revêt la réalité ; la violence de Gonzalo, le fils désespéré, n’en manifeste pas moins son impuissance et sa précarité face aux démons du réel tel que les pouvoirs absurdes le transcrivent et l’ordonnent : c’est de cette conscience extrême que naissent les très belles pages consacrées à la mère, probablement les plus belles pages sur la douleur d’une mère jamais écrites dans la littérature universelle.
Nul ne la vit, coulée au plus bas de sa peur, seule en ce fond où la clarté jaunâtre de la mèche vacillait, se perdait parmi les ténèbres, sur le rayon de la console, agonisait dans la cire liquéfiée. Mais qui se serait trouvé là, pour l’apercevoir – fût-il un reître –, aurait senti, au plus secret, que ce visage levé, de pierre, ne revendiquait plus même le droit d’implorer quoi que ce fût, de fond de ces lointains dissous. Les cheveux s’éparpillaient autour du front comme soufflés par l’effroi. Le visage, péniblement, émergeait des bandeaux de l’ombre ; les joues étaient creuset pour l’impouvoir des larmes. Les doigts affouilleurs de vieillesse semblaient tirer vers le bas – vers le bas – dans le plasma de l’ombre, les traits de qui atteint aux bords de solitude. Ce visage, tel un spectre, se tournait du noir sous-sol vers le monde, plus haut, des vivants : il espérait peut-être, mais sans y croire, le secours, la parole d’« un homme : d’un fils ».
Loin d’une littérature consolatrice, Gadda, traversant et redisant toutes les strates de la langue italienne – y compris dialectales –, d’une splendeur brûlante, d’une écriture unique dans la littérature du XXe siècle, dit le « mal obscur », le désespoir, la douleur dont « les histoires, les lois, les disciplines universelles persistent à ignorer et la cause et les modes : et qu’on porte en soi tout au long de l’effritement foudroyé d’une vie, plus pesant chaque jour, sans remède ». Ce roman recompose une poétique du déchirement, une plaie irrémédiable que nulle connaissance ne peut guérir, sinon celle du silence des tombes.
La connaissance de la douleur de Carlo Emilio Gadda est le chef-d’œuvre d’un XXème siècle européen funeste. Il pose LA question, la seule que ce siècle maudit pose vraiment et qui est celle de la mère effarée :
« Quand la maternité elle-même, au cours des ans, n’avait été que douleur vaine, et la chair de ses fils fleur pour les charniers : perdue : dans cette terre de vanité.
Pourquoi ? »
On ne peut finir la critique de ce livre sans évoquer la traduction éblouissante de Louis Bonalumi et François Wahl qui a contribué à rendre enfin, pour les lecteurs français, la plus haute place à l’œuvre de Carlo Emilio Gadda.
Léon-Marc Levy
(*) « à l’avance » car l’écriture de La Connaissance date de 1938 et les premiers écrits rattachés au réalisme magique sud-américain datent de 1949 (Alejo Carpentier). Le roman de Gadda n’a été publié chez Einaudi qu’en 1963.
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