La Condition humaine et autres récits, André Malraux en La Pléiade
Malraux, La Condition humaine et autres récits, Préface Henri Godard, septembre 2016, 1184 pages, 55 € (prix de lancement)
Ecrivain(s): André Malraux Edition: La Pléiade Gallimard
« Tchen regarda l’heure. Dans ce magasin d’horloger, trente pendules au moins, remontées ou arrêtées, indiquaient des heures différentes. Des salves précipitées se rejoignirent en avalanche. Tchen hésita à regarder au-dehors ; il ne pouvait détacher ses yeux de cet univers de mouvements d’horlogerie impassibles à la révolution » (La Condition humaine).
Malraux, forcément : écrivain (1) ! Qui pourrait en douter ? Et si le doute s’insinue, l’escapade dans cet opus que lui consacre La Pléiade permet de lever toute hésitation. Ecrivain aventurier, sensible aux frissons du temps et de son temps, aux révoltes, aux révolutions, à sa place dans l’histoire, à l’histoire qui s’écrit et qu’il est aussi en train d’écrire.
Malraux écrit, voyage, dérobe quelques sculptures dans un temple au Cambodge, rencontre Trotski – autre écrivain aventurier –, ne cesse d’écrire et de voyager, entre chez Gallimard, croise Gorki, l’Espagne est en guerre et ce sera L’Espoir, histoire de mettre quelques théories en pratique. Puis l’aventure se poursuit aux côtés d’une autre légende (2) dont il devient ministre. Malraux forcément politique et écrivain de l’art, qu’il ne cesse d’embrasser – Tout art est une leçon pour ses dieux –, qu’il ne cesse d’interroger – Je comprenais mal « ce que cela voulait dire », mais très bien que cela entrait mystérieusement dans ma vie. Pour le vérifier il y aura Le Musée Imaginaire, des musées réels qu’il inaugurera, des expositions qu’il traversera en conquérant. Suivez son regard, le mouvement de son visage et de ses mains, vous y verrez ceux d’un peintre au travail. Malraux fait de sa vie un musée, mais un musée en mouvement permanent, où les hommes et les œuvres entrent et sortent selon leur bon vouloir et le sien, musée aventurier, qui s’écrit et se renouvelle en permanence. Malraux forcément : écrivain d’art, on peut penser que les peintres attendaient qu’il ouvre sa bibliothèque sacrée, son musée imaginaire à leurs dessins, à leurs sculptures et à leurs toiles, les anciens et les modernes lui en sont à jamais reconnaissants.
« Il a trouvé le style de son drame, il ne fait qu’en pressentir l’écriture. Ses sujets ont été des moyens d’expression, mais parce qu’ils ont trouvé leur style. Il sait bien, s’il veut des fantômes, que le génie c’est de faire un fantôme du plus simple visage » (Le Triangle noir, Goya en noir et blanc).
Malraux écrit sa vie et le siècle qu’il traverse entre le réel et l’irréel (3), dans le doute et le trouble. Malraux, l’écrivain des éclats, des amitiés, celles des peintres et des écrivains, l’homme des expériences, et des virtualités – assez significatives cependant pour qu’il ne résiste pas à la tentation de donner ce virtuel pour du vécu. T.E. Lawrence qu’il n’a pas connu, a trop compté pour lui, à travers Les Sept Piliers de la sagesse, pour ne pas figurer dans Le Miroir sous forme d’une véritable rencontre(4) –, des désirs d’inventer et de montrer, d’écrire et de romancer. Si Malraux a inventé Malraux, c’est avec style, et quel style ! Il chevauche la langue française comme Homère le faisait du grec. L’aventure romanesque est une affaire trop sérieuse pour ne pas la laisser aux écrivains aventuriers. L’aventure de l’art s’ouvre sous son regard et son regard écrit. Sa phrase s’envole comme les volutes qui s’élèvent de son éternelle cigarette.
« Il y a un monde de la peinture de Braque autant de la musique, autant que de la peinture d’Angelico. Moins le Christ ? Le Dieu du Musée Imaginaire, c’est l’Inconnaissable ; et d’abord la lutte contre la mort » (Inauguration de l’exposition « André Malraux et le Musée Imaginaire » Fondation Maeght).
Malraux : écrivain et donc lecteur précis et attentif de Bernanos, Sartre, Paulhan, Drieu, lecteur de Stendhal et de Flaubert. Instaurant avec les grands artistes un dialogue permanent. Ecoutant leurs voix, souvent la voix porte la pensée et la pensée l’action. Nous avons tous en mémoire son épitaphe à Jean Moulin pour le transfert de ses cendres au Panthéon, la voix comme acte de résistance et comme vérité du roman et du style. Les tons des voix, qu’il souligne dans le Journal d’un curé de campagne, la voix et la pensée permanente de la mort – Goya – qu’il retourne dans ses romans et ses essais, ce sentiment tragique qui ne cesse de le hanter et dont il se défait par ses métamorphoses, et celles de ses personnages. Ses romans et ses essais ne cessent de nous rappeler quel vivant clairvoyant il était.
« Les grands artistes ne sont pas tout à fait morts, leurs images non plus. Ces interlocuteurs des hommes disparus le seront aussi des hommes à naître ; Rembrandt, Baudelaire, ont manifestement concouru à créer leur peuple futur » (André Malraux et le Musée Imaginaire).
Philippe Chauché
(1) Réponse de Malraux à un journaliste énumérant les multiples images qu’on avait de lui dans le public – écrivain, homme d’action, homme politique, ministre, orateur, etc. – la réponse fuse : « Forcément : écrivain », Henri Godard
(2) André Malraux Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Alexandre Duval-Stalla, L’Infini, Gallimard, 2008
(3) André Malraux, La métamorphose des dieux, L’irréel, Gallimard, 1974
(4) Henri Godard
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