La colombe et le moineau, Khaled Osman
La colombe et le moineau, mai 2016, 186 pages, 20 €
Ecrivain(s): Khaled Osman Edition: Vents d'ailleurs
Le narrateur adopte en vision interne le point de vue de son personnage principal, Samir, un Egyptien qui s’est parfaitement bien intégré en France après y avoir fait ses études. Maître-assistant à la Sorbonne, chargé de cours d’histoire de la civilisation arabe, Samir, quelque temps après avoir mis fin à une liaison mouvementée avec Basma, une jeune Syrienne, vit une relation stable et calme avec Hélène, de qui il a fait la connaissance alors qu’elle assistait à son cours.
C’est cette situation initiale normalisée que vient brutalement troubler un appel téléphonique. En plein printemps arabe égyptien, en direct de la place Tahrir, un mystérieux correspondant annonce à Samir que son frère jumeau Hicham, avec qui il a n’a plus de contact depuis belle lurette, vient d’être grièvement blessé dans les manifestations, et qu’il le supplie de se rendre d’urgence à son chevet, accompagné de Lamia, leur amie d’enfance, avec qui Hicham a eu autrefois une relation amoureuse.
Or Samir a perdu depuis longtemps la trace de Lamia, étudiante en arts, après l’avoir aidée à s’installer à Paris.
L’intrigue a pour fil conducteur la quête à laquelle se livre alors Samir qui reconstitue bribe par bribe l’occulte trajectoire de Lamia, en faisant appel ponctuellement à un détective privé qui semble tout droit sorti d’un polar américain.
L’appel venu de la place Tahrir renvoie brusquement Samir à ses origines, recrée un lien, douloureux, avec le pays natal, avec le passé, avec une famille, qu’il avait rangés dans un tiroir qu’il n’ouvrait plus.
Mais l’appel provoque aussi des turbulences au sein du couple, Samir n’ayant jusqu’alors jamais évoqué l’existence de son jumeau devant Hélène, qui lui reproche d’avoir à ce point occulté son passé, et qui s’interroge sur l’empressement de son compagnon à retrouver Lamia.
L’histoire est prenante, le suspense est bien entretenu, mais l’intrigue est prétexte. En effet le courant narratif, linéaire bien qu’intégrant des sauts vers l’amont, traverse des phases étales de réflexion sur le contexte de l’année 2011, sur l’actualité française, égyptienne, mondiale, contemporaine de la révolution des printemps arabes.
Prétexte à interrogations politiques, objets de discorde ancienne entre les jumeaux, sur le mouvement révolutionnaire égyptien, sur « la meilleure manière de lutter contre l’autoritarisme du régime », sur la pertinence des valeurs occidentales de défense des libertés et de démocratie dans un pays « aussi complexe et aussi convoité que l’Egypte », sur la nécessité de « d’abord œuvrer à l’éducation des citoyens avant de tenter d’imposer par la force un régime importé », sur la légitimité et la sincérité de l’engagement et des critiques formulées de loin par les émigrés sur le régime et sur les formes prises par la révolution…
« La vérité, c’est que Samir avait eu peur de rentrer, peur de mettre en danger le confort dont il jouissait en France ».
C’est la divergence grandissante de leurs opinions sur ces questions qui a provoqué autrefois la rupture des relations entre les jumeaux.
Prétexte à d’intéressantes discussions littéraires et historiques entre Samir et Hélène, par exemple sur la fonction de la poésie dans le combat politique (Darwich est évidemment évoqué) ou à propos de la décision prise par Rimbaud de sortir de l’imaginaire de l’aventure poétique pour aller vivre son rêve d’aventurier, ou encore sur le sens à donner à l’expédition de Bonaparte en Egypte et sur ses conséquences dans l’histoire égyptienne.
Prétexte à questionnement, à propos de Lamia, sur la difficulté, pour une jeune femme égyptienne musulmane, d’envisager de se consacrer à la peinture.
Prétexte à incursions dans le milieu bohème des artistes en herbe et des professeurs de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts où Lamia a suivi un cursus éphémère mais très remarqué.
Prétexte à prise de position sur le développement des réseaux d’influence islamistes, lorsque les recherches de Samir l’amènent à s’intéresser à un groupe occulte dont le quartier général serait une librairie musulmane du 19e arrondissement. Lamia se serait-elle radicalisée ? Aurait-elle été embrigadée ? Aurait-elle pris le chemin du djihad en Syrie ?
Prétexte à dialogues théologiques, avec « la jeune fille au hijab » rencontrée dans cette librairie, sur la puissance des versets coraniques et sur la numérologie qui permettrait d’en dévoiler la structure savante…
Prétexte à réflexions critiques, et à intertextualité, sous forme d’analyses littéraires, de la part de Samir, dans le cadre de son travail d’assistant d’université, sur telle ou telle œuvre de la littérature arabe, en particulier sur un poème du poète militant Amal Abul-Qassem Donkol dont l’héroïne, Zarqa al Yamama (Zarka la colombe), personnage du patrimoine historico-poétique arabe, donne en partie son titre au roman et dont l’histoire est mise en relation avec la défaite égyptienne de juin 1967 et avec l’intrigue en cours. Intertextualité qui met Samir sur la piste d’une autre héroïne de l’histoire des Arabes, Zabba’, qui, pour l’auteur pourrait être assimilée en partie à Zénobie. Quel lien avec Lamia ?
« Quelque chose lui disait confusément que ce poème n’était pas sans rapport avec sa quête actuelle ».
Prétexte à récurrence de deux vers dont le sens énigmatique obsède Samir :
Qu’ont ces chameaux avec leur pas si lent ?
Rocs charrient-ils ou métal écrasant ?
Ces multiples prétextes ne sont toutefois pas que digressions gratuites que se permettrait un auteur érudit. Ils prennent sens, peu à peu, par rapport à l’intrigue, et donnent sens, parallèlement, à la quête de Samir qui, en recherchant Lamia, se cherche…
Visita interiora terrae rectificandoque invenies occultum lapidem...
Quel sera, dans ce roman de Khaled Osman, l’aboutissement de ce cheminement initiatique très socratique ?
Patryck Froissart
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