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La Collection Emil Bührle (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 03.05.19 dans La Une Livres, Albums, Les Livres, Critiques, Arts, Gallimard

La Collection Emil Bührle, Lukas Gloor, Gallimard, mars 2019, Catalogue d’exposition, 190 pages, 35 €

Edition: Gallimard

La Collection Emil Bührle (par Yasmina Mahdi)

L’art en témoignage

Le catalogue de la Collection Bührle, dont la couverture est agrémentée d’un détail du Champ de coquelicots près de Vétheuil, de Monet, de 1879, relate le cheminement des acquêts de l’industriel et le répertoire d’une partie de sa collection. L’exposition de cette collection, au Musée Maillol à Paris du 20 mars au 21 juillet 2019, sous l’égide de Culturespaces, a déclenché une vive polémique. D’une part, parce qu’Emil Georg Bührle (1890-1956) a dirigé une grande entreprise industrielle « dans le cadre du réarmement secret de l’Allemagne » (L. Gloor), en rachetant les parts de l’usine Oerlikon-Bührle & Co en 1937, et d’autre part, à cause de révélations sordides, liées à la spoliation de biens et d’objets précieux ayant appartenu à des citoyens juifs (désignés comme tels par les nazis). Ainsi, il était donc utile de connaître les noms des commissaires-priseurs des grandes maisons de ventes aux enchères, de suivre la chronologie de tout un commerce d’œuvres d’art, identifiées comme acquises légalement dans un premier ou un second temps. Des dates, des noms et des lieux témoignent des transactions financières durant le 3ème Reich notamment, ces tableaux servant souvent de monnaies d’échange. Par la suite, l’on apprend qu’Emil Bührle a restitué et racheté « les derniers tableaux spoliés [et que jusqu’à sa mort il] acquérait en propre une centaine d’œuvres par année ».

La première partie du catalogue s’attache au problème de la spéculation du monde de l’art. La mode, les valeurs du moment, l’économie, la banque, décident de la cote des artistes, en défaveur ou réévaluée, fluctuant selon le goût et l’esthétique dominants. Les notions de droit commercial sont ici assez explicites, avec la mention des ayants droit, des transactions, des bilans d’achats et de ventes, etc. Or, c’est bien du droit dont il s’agit – le droit d’auteur et celui des individus, dont ceux ayant subi des préjudices, le droit de vendre des armes de guerre, et celui de spéculer sur l’art. La constitution de cette immense collection privée s’est alimentée du travail des ouvriers de Oerlikon-Bührle, dans ses usines et ses mines de plomb et de zinc au Maroc. Peut-on en dire davantage en parlant d’homicides et d’ethnocides liés à la vente d’arsenal militaire et de canons à des pays belligérants ? La place de l’argent joue un rôle majeur, dans un trajet tortueux de liquidation d’affaires, d’« œuvres ratissées par les Allemands » (E. Boyer), de rachats, de vols, de procès, etc.

Dans la deuxième partie du catalogue, des textes très bien écrits, rédigés par des érudits, des historiens d’art, accompagnent les reproductions des toiles de l’industriel, amateur de peinture française et de « pleinairisme », de réalisations sur le motif, impressionnistes ou réalistes, allant jusqu’au Fauvisme, plus quelques créations de maîtres anciens. Les contributions de Brice Ameille et de Samuel Rodary sont particulièrement intéressantes. Au-delà du débat houleux des conditions de récupération des œuvres, chaque tableau suscite les rêves ou les déboires d’une époque, une tragédie enfouie, un fond secret non encore explicité. « De l’identification d’un peintre » devrait être le sous-titre de l’exposition du Musée Maillol créé en 1995 par Dina Vierny. Par exemple, l’huile sur toile de 1871 de Manet, Oloron-Sainte-Marie, est traitée comme un panoramique d’une vue sur village. La solitude du personnage de profil vêtu de noir, accoudé à une balustrade, précède l’isolement des citadins d’Edward Hopper. Le point focal est le chat roulé en boule telle une fleur coupée au sol. Le tableau Un coin de jardin à Bellevue – daté de 1880, l’année de la mort de Manet – s’affranchit du détail, composé d’un bloc géométrique fait de touches nerveuses, abstraites, à trois couleurs : les complémentaires vert et rouge et le bleu. Le sujet central est une jeune femme assise, lisant, dont la présence s’abolit vers une forme évaporée, sans traits du visage, néanmoins une sorte de vestale d’un jardin enserré par la masse de la végétation. La collection Bührle offre un ensemble assez homogène, où à l’intérieur de chaque œuvre l’on retrouve une saisie rapide du motif qui suggère la spontanéité et la virtuosité du pinceau, l’inachevé du modèle fondu dans des aplats monochromes.

De nombreux paysages s’embellissent de la proximité de l’eau dont celle, métaphorique, du déluge grec ordonné par Jupiter, scène admirable peinte par Delacroix, l’eau de la lagune de Venise de Guardi, joyau de minutie, les tranquilles fleuves de paysages industrialisés de Sisley – la Seine à Vétheuil de Monet, à Asnières de Van Gogh et celle en miroir de de Vlaminck. Chacune des pièces a une « connotation autobiographique » (D. Lobstein), ce qui constitue sa forte originalité, et permet parfois une synthèse plastique dans l’œuvre plus récente d’un jeune peintre. L’histoire de l’art recoupe aussi l’histoire des hommes, comme le chef-d’œuvre de Manet, Le Suicidé, peint vers 1877 (qui a appartenu à Paul Durand-Ruel, le plus grand marchand français), tableau d’un peintre-témoin, reporter de faits divers de son siècle – un pendant du Dormeur du val écrit en 1870 (?) : « Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ».

Moins dramatique, la « passion » de Renoir « pour les chapeaux » et pour la mode affiche cependant l’éducation et les préoccupations des jeunes filles du 19ème siècle, entre deux figures archétypales : d’un côté, le jeune vierge sage, liseuse (donc instruite), les fillettes et leur mère enveloppées de tissu (confinées dans l’espace domestique et matrimonial bourgeois), et de l’autre côté, les filles à moitié nues, décoiffées de Toulouse-Lautrec (ouvrières, servantes, prostituées), et les Tahitiennes de Gauguin, soumises et colonisées. Deux peintures d’Edouard Vuillard vibrent de taches et de points fous, or, vieux rose et cramoisi, et la troisième, dite La Visiteuse, vers 1900, retrouve une visibilité extraordinaire, la netteté du modèle, la facture du sujet d’une belle sobriété, quelque chose du dénuement de l’époque moderne – la mélancolie intérieure et la pauvreté dans laquelle se trouve réduit l’artiste, son isolement. La Tour de Van Gogh, de 1884, où une église noire, quelques croix penchées et comme un flot de sang qui s’épanche de la terre vers un arbre coupé, anticipe le funeste Champ de blé aux corbeaux de 1890.

Il paraît compliqué de différencier le collectionneur qui satisfait des ardeurs d’amateur et le mécène qui protège les artistes – car il n’est pas mentionné qu’Emil Bührle ait fréquenté des artistes. L’on peut néanmoins avancer l’hypothèse que les choix personnels de l’industriel suisse sont prodomiques d’une certaine contemporanéité, par exemple avec l’acquisition de peintures cubistes, dont celle de Picasso, Nature morte aux fleurs et aux citrons, de 1941. Notons l’édition en bronze de la célèbre Petite danseuse de quatorze ans, de Degas, l’original resté en caisse jusqu’au décès de l’artiste. Cette exposition, riche d’une soixantaine de chefs-d’œuvre, permet de se rendre maître d’une histoire complexe et d’aborder le phénomène d’une collection, même si ici elle est faite d’enjeux encore brûlants. Cet ensemble d’œuvres va du reste rejoindre de façon permanente le Kunsthaus de Zurich en 2021.

 

Yasmina Mahdi

 


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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.