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La Cloche de détresse (The Bell Jar, 1963), Sylvia Plath (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 22.11.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Gallimard

La Cloche de détresse (The Bell Jar, 1963), Sylvia Plath, Gallimard, L’Imaginaire, 1988, trad. américain, Michel Persitz, 267 pages, 10,80 €

Ecrivain(s): Sylvia PLATH Edition: Gallimard

La Cloche de détresse (The Bell Jar, 1963), Sylvia Plath (par Léon-Marc Levy)

 

Cet ouvrage de la grande Sylvia Plath est ce qu’il est convenu d’appeler un roman-culte, au même titre que l’est L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger, écrit une dizaine d’années auparavant. De nombreux éléments relient ces deux livres : ce sont les uniques romans de leur auteur, ce sont des autobiographies à peine déguisées, ce sont des séjours de leurs héros à New York et, nous y reviendrons, les correspondances dans les postures énonciatives sont fortes.

On peut y ajouter que, comme pour l’ouvrage de Salinger, on peut être déçu, du moins par le début du récit : les mésaventures d’une jeune fille fragile de province dans les milieux mondains de Manhattan, ses amourettes, ses crises de larmes, ses brefs enthousiasmes pour des broutilles, occupent une première moitié du livre et sont plutôt ennuyeux.

Mais autant la déception s’accroît jusqu’à la fin dans le roman de Salinger, autant ici, peu à peu, de façon d’abord imperceptible puis de façon flagrante, le projet du roman, sa force, son authenticité (à opposer radicalement à celui de Salinger, fait d’artifices) s’imposent au lecteur. Il faut donner du temps à ce roman, le laisser glisser, s’immiscer en nous, comme le poison lent de la dépression. Avec Salinger, tout sonne faux : les gros mots, la rébellion anti-bourgeoise, la haine de la famille, l’aspiration à la liberté, au « jouir sans entrave ». On n’entend jamais une vraie musicalité, une vraie langue. L’amour, la haine, la colère, la douleur en littérature ne se crient pas. Ces passions fortes sont la matière même de l’écriture, la pâte dont est modelée la langue. Et dans cet ouvrage de Plath on a sans cesse cette pâte, celle du travail d’une grande poétesse possédée par la souffrance.

Autobiographie avec déplacement et condensation littéraires – donc roman – d’un moment-clé de la vie de Sylvia Plath : L’année 1953 pendant laquelle, étudiante brillante et déjà poétesse de grand talent elle est récompensée et invitée à passer un mois à New York. Moment déconcertant où la jeune femme de 20 ans va connaître ses premiers vacillements intimes, ses premières fêlures. C’est au contact des mondanités, des soirées festives, des réceptions huppées, que Plath va – comme en réaction de rejet – produire les premiers symptômes du maelström noir qui va l’aspirer. Et Sylvia Plath, l’auteur de CE roman, nous le glisse sous forme d’indices dans les cent premières pages du livre.

Des indices, des jalons qui alertent déjà dans la première partie apparemment « légère » : les comparaisons et métaphores qui font intervenir le vide, la mort, parsèment le récit, lui donnent une tonalité sombre et menaçante. On s’éloigne de la vanité dans laquelle cette histoire semble baigner, des lézardes de plus en plus larges font surgir la douleur, la peur, l’angoisse. L’incipit déjà inaugure cette fascination de la mort :

C’était un été étrange et étouffant. L’été où ils ont électrocuté les Rosenberg. Je ne savais pas ce que je venais faire à New York. Je deviens idiote quand il y a des exécutions. L’idée de l’électrocution me rend malade, et les journaux ne parlaient que de ça.

Tout, même les marques de bonheur fugace, est traversé, assombri par l’ombre de la mort. « Je me suis sentie plus heureuse que jamais depuis l’âge de neuf ans, quand je courais avec mon père sur les plages brûlantes, l’été qui a précédé sa mort ». « Une quiétude estivale recouvrait toute chose de sa main apaisante comme la mort ». Même la naissance d’un enfant, moment de vie s’il en est, évoque pour la narratrice mort et douleur.

Voilà une femme qui endurait le martyre, manifestement consciente de chaque souffrance, sinon elle ne gémirait pas comme ça… et elle retournerait chez elle pour mettre un nouveau bébé en route, parce que cette drogue lui ferait oublier l’atrocité de la douleur, mais dans un coin secret de son corps l’attendait toujours ce couloir noir, sans portes ni fenêtres, le couloir de la douleur prêt à s’ouvrir de nouveau pour mieux se refermer sur elle.

Indices qui marquent la marche inexorable vers le gouffre béant qui attend la narratrice. Après le séjour à New York d’Esther Greenwood, commence le long séjour en enfer, dont le dixième chapitre constitue l’ouverture. L’écriture de Sylvia Plath change, se charge de sonorités graves, accélère son rythme, introduit la syncope itérative. Les enfermements, les traitements psychiatriques, le spectacle effrayant des autres malades, dessinent un cauchemar qui évoque les plus sombres tableaux de Goya. Et pourtant, et c’est là un trait constant de ce roman, jamais Sylvia Plath ne se départit d’une forme très particulière d’humour, de distance dans son pourtant lugubre propos. L’effet n’en est pas d’atténuer la terreur mais tout au contraire de la rendre plus terrible encore en épousant au plus près le discours désabusé, désespéré de la dépression, comme le regard égaré de quelqu’un qui ne peut rien entendre à la réalité, juste la capter et la placer dans un coin inconnu de sa tête, au travers du prisme de l’aliénation. Comme quand Esther regarde et entend cette infirmière à propos d’une autre patiente qui crie sans cesse qu’elle va sauter par la fenêtre.

L’infirmière, boulotte et musclée dans son uniforme sale, louchait. Elle portait des lunettes tellement épaisses que c’étaient quatre yeux qui avaient l’air de me dévisager par-derrière les énormes verres. Lorsqu’elle m’a regardée avec un sourire de connivence et qu’elle m’a chuchoté pour me rassurer : « Elle croit qu’elle va sauter par la fenêtre, mais elle ne peut pas sauter, elles ont toutes des barreaux ! », j’essayais de voir quels étaient ses vrais yeux, et lequel des vrais était celui qui louchait.

Étrange perception du monde, plaçant le sujet comme une étrangère radicale, qui dérape sur le monde. Incroyable dérive d’Esther dans son enfermement, comme dans cet épisode de quelques pages où elle prend en grippe un infirmier noir et énonce les pires remarques raciales. Sont-elles les siennes ? Sont-elles celles de l’Autre, la folle, la dépressive, l’aliénée ? Le trouble saisit le lecteur qui partage du coup avec l’héroïne son trouble radical, celui qui déforme la réalité, le rend absente et/ou trompeuse.

Le désarroi même du lecteur, qui peut dans les premiers chapitres être déconcerté par le vide du propos mondain, fait partie intégrante de la grandeur de ce chef-d’œuvre. En poète, Plath nous pétrit dans sa langue, nous mène de la vanité du début à la gravité de la suite et à l’enfer enfin.

Les dernières pages, étonnamment optimistes, portent néanmoins la marque de la lucidité de Sylvia Plath. Au moment de quitter l’asile, « guérie », l’image d’un destin funeste la traverse : Le dernier adieu joyeux de Valérie* avait été : « Au revoir ! A un de ces jours ! » et j’avais pensé : « Pas si cela dépend de moi ».

Mais je n’en étais pas du tout certaine. Pas du tout. Comment savoir ? Peut-être qu’un jour, au collège, en France, quelque part, n’importe où, la cloche de verre**, avec ses déformations étouffantes descendrait de nouveau sur moi ?

Le grand roman d’une grande poète.

 

Léon-Marc Levy

 

* Une infirmière

** C’est le titre du roman, en anglais The Bell Jar, La Cloche de verre


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A propos de l'écrivain

Sylvia PLATH

Sylvia Plath, née le 27 octobre 1932 à Jamaica Plain, dans la banlieue de Boston, et morte le 11 février 1963 à Londres, est un écrivain américain ayant produit essentiellement des poèmes, mais aussi un roman, des nouvelles, des livres pour enfants et des essais. Si elle est surtout connue en tant que poète, elle tire également sa notoriété de The Bell Jar (en français, La Cloche de détresse), roman d'inspiration autobiographique qui décrit en détail les circonstances de sa première dépression, au début de sa vie d'adulte.

Depuis son suicide en 1963, Sylvia Plath est devenue une figure emblématique dans les pays anglo-saxons, les féministes voyant dans son œuvre l'archétype du génie féminin écrasé par une société dominée par les hommes, les autres voyant en elle une icône dont la poésie, en grande partie publiée après sa mort, fascine comme la bouleversante chronique d'un suicide annoncé.

 

(Source Wikipédia)

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /