La cité de mon père, Mehdi Charef (par Yasmina Mahdi)
La cité de mon père, Mehdi Charef, éditions Hors d’atteinte, Coll. Littératures, août 2021, 230 pages, 17 €
Se tracer une route
La destinée était déjà tracée d’avance pour Mehdi Charef, celle d’un futur travailleur, circonscrit aux tâches manuelles des immigrés, « la seule chose que notre père nous ait transmise » : une assignation sociale, un déterminisme de classe, raciste, suite à une politique colonialiste et un profond mépris. La discrimination et le déni des droits de l’homme ont été soigneusement appliqués pour les « solvables » à merci. L’appartement HLM a été la récompense suprême pour avoir participé à construire dans l’anonymat les fondations de presque tous les bâtiments de France, et de s’être abîmés, pour les pères maghrébins, africains, sur tous les chantiers publics ou privés.
Dans La cité de mon père, le 7ème roman de Mehdi Charef, il s’agit d’abord de « franchir l’océan de l’exil ». Pour le père, de s’échapper d’un continent, l’Algérie, d’un village, « Ouled Charef, dachra de la montagne », d’une condition, « berger », de franchir les déserts, les plaines, la mer, de subir l’exil pour ce géniteur qui a « le regard fixe d’une statue ». De partir du pays confisqué dans lequel « des grandes personnes, misérables, indigènes comme nous, nous repoussaient comme des chiens, à coups de bâtons », « sous les yeux de familles de colons aux paniers pleins de victuailles que le spectacle aurait amusés ».
La ségrégation sociale se joue également depuis l’Algérie, entre les montagnardes analphabètes et les femmes riches, par exemple la vendeuse de tissus, resplendissante d’or (dents et bijoux), et se poursuit en France, suite au parcage dans les bidonvilles et les cités de transit. Citons à ce sujet Muriel Cohen : « (…) la plupart des travailleurs algériens habitent des taudis, des meublés, des foyers de travailleurs ou encore des bidonvilles (…) les chefs de famille ne doivent pas dépenser plus de 15% de leur salaire dans le paiement de leur loyer. (…) Leur entrée sur le territoire et leur droit au séjour restent régis par les circulaires du 27 février 1967 et du 31 janvier 1969, qui interdisent toute régularisation a posteriori » (Regroupement familial, l’exception algérienne (1962-1976), Plein droit, 2012/4, n°95).
Charef n’épargne pas les colons, décrivant ainsi « leurs femmes à l’allure coincée dans leurs jupes moulées au cul, leurs grimaces pincées », dans une scène qui n’est pas sans rappeler Halfaouine, l’enfant des terrasses, de Férid Boughedir. Par ailleurs, l’auteur casse ainsi le stéréotype, le cliché hiératique de la belle « blanche » triomphante sur l’esclave « maure ». La mère du romancier, à l’endurance et au courage émouvants, est une figure de la résilience, mère à la fois pudique et sauvage, douloureuse et sensuelle. « Nos mères sont des ombres qui scintillent dans l’obscurité. Des cèdres de Noël ». Toutefois, les impératifs administratifs incombent à l’aîné, avec la traduction et la rédaction de documents. Mehdi Charef rend compte des différences, voire des barrières infranchissables des dominés sur leur propre terre (confisquée), à l’aide d’un langage parfois cru, direct, à vif, sensible, des expressions comme des blessures qui se rouvriraient à chaque effort. Les enfants d’immigrés ont vécu et vivent encore une sorte d’apartheid. De l’invisibilité à la visibilité, le pas a été dur à franchir.
Les mots de ce récit produisent des pulsations, continuum d’une trajectoire en ellipse. Cependant, le confort, même relatif, d’une HLM, la scolarisation, l’accession aux diplômes, légitiment l’émancipation des jeunes filles, éloignées de l’aliénation subie par les femmes du Maghreb – l’assignation au mariage forcé, à la virginité obligatoire lors des noces, aux nombreuses maternités et à l’obéissance au mari : « ces filles de l’immigration à la longue chevelure noire et crêpue avaient déjà choisi la France pour être quelque part. (…) Elles étaient devenues plus que des filles à marier ». Le petit berger en exil a quitté « la famine d’avant (…) », « la terre que le soleil transparent écrase, assèche et rend poussière », pour se transformer en romancier-cinéaste. La question tant débattue de l’identité, que l’on ne peut ni nier ni renier, de l’écartèlement entre deux cultures antinomiques, est ici cruciale, entre les structures de modes de penser, l’environnement linguistique familial et le français.
L’immigré, l’étranger, est une suite de l’indigène, une fabrication. « Nos pères sont prolétaires. C’est leur vrai nom (…) Ils ne sont pas identifiables », déclare Mehdi Charef. Comment se tracer une route à soi, se délivrer de l’oppressante condamnation endurée par les parents, les rejets divers, « emprunter des sentiers de traverse non encore piétinés » ? C’est ce que révèle l’auteur, « longtemps dans le spleen de Janis », depuis ses vingt ans avec « mes cheveux longs, mes bottes à talons hauts, mon jean, Jimi Hendrix sur mon sweat, sous mon blouson ouvert », dans ce texte où la révolte, la lucidité et la grâce créatrice transcendent l’hérédité, la misère, l’exploitation.
Yasmina Mahdi
Mehdi Charef, arrivé en France à l’âge de dix ans, fils d’un terrassier, travaille en usine de 1970 à 1983, comme affûteur. Auteur du premier roman d’un écrivain d’origine algérienne, avec Le Thé au harem d’Archi Ahmed, il est considéré comme le père de la « littérature beur ». Il réalise Le Thé au harem d’Archi Ahmed, dont il écrit aussi le scénario, ainsi que 11 autres films. Le film remporte de nombreux prix, notamment le Prix de la jeunesse au Festival de Cannes 1985, le Prix Jean-Vigo 1985, et le César du meilleur premier film à la 11ème cérémonie des César. En 2005, il signe une première pièce de théâtre, « 1962, le dernier voyage », évoquant la fin de la guerre d’Algérie.
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