La Chute du président Caillaux, Dominique Jamet
La Chute du président Caillaux, Editions Pygmalion, 2013, 324 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Dominique Jamet
Par leurs tournures extravagantes ou surréalistes, certaines biographies d’hommes politiques rejoignent ou supplantent parfois les fictions de vie romanesque les plus singulièrement détonantes. En comparaison avec l’exemple suivant, et pour les portraits les plus étonnamment échus de leur imaginaire, Balzac, Maupassant ou même Zola auront alors passablement manqué d’audace.
Sous sa trame de comédie vaudevillesque tournant bientôt à la tragédie shakespearienne, la carrière de Joseph Caillaux, député radical de la Sarthe et plusieurs fois ministre jusqu’à devenir le premier d’entre eux à la Belle Epoque, recouvre en effet plus qu’à loisir l’un de ces peu anodins cas de figures. Au travers du parcours de ce politicien apparaîtra ainsi ce que la trépidante vie sociale et publique réserve parfois d’inouï au sort d’individus qui se seront crus naturellement promis à la félicité et au succès sans retour.
Assez tôt vouée aux lauriers nationaux de la gloire (vers 1900), mais qu’un retentissant opprobre épinglera finalement au tableau noir de la disgrâce durable et sans rachat, la personnalité du controversé gagneur de paix « diplomatique » de 1911, et agenceur décrié de la fiscalité publique en 1914, méritait en effet une nouvelle contre-expertise. Sous une manière de distante intimité assortie de moquerie respectueuse, mais sans se dissimuler de compassion réelle, dans son livre intitulé La Chute du président Caillaux, le journaliste et écrivain Dominique Jamet revient avec objectivité et originalité sur les péripéties ascensionnelles de cet Icare de la IIIe République qui se brûla tantôt les ailes à l’approche du sulfureux soleil du pouvoir étatique.
Député radical de la Sarthe, six fois ministre grand argentier de la République, notamment sous la tutelle ministérielle de Waldeck-Rousseau (1899) puis de Sarrien et de Clémenceau (1906), à son tour président du Conseil en amont de la Grande Guerre (1911), à nouveau ministre de Doumergue (1913) mais rapidement disqualifié par ses insolites et déstabilisantes options politiques (au sujet de l’impôt sur le revenu notamment) auxquelles se mêlèrent, à son corps défendant, vie privée et faits divers, Joseph Caillaux dota de la sorte l’Histoire politique française du début du XXe siècle de l’une des figures d’Etat de nos jours tout encore auréolée de suspicions méfiantes. Au temps d’Agadir (1911), quoique l’odeur d’un compromis obtenu sur le Maroc et le Congo auprès des sbires du Kaiser embaumât déjà des effluves d’une compromission nauséabonde, tout semblait cependant devoir sourire encore à ce membre éminent du gotha.
« En ces heures difficiles le ministère Caillaux a vraiment représenté la cause de la France »… « M. Caillaux, dont l’autorité intellectuelle et morale n’est contestée par personne »… « Le Radical, journal ami, célébrait “la fermeté patriotique”, “la ténacité intelligente” de Caillaux » (p.69).
« Sorte de porphyrogénète moderne » au temps de son enfance, tout comme le dit si bien Jamet, plus tard transfuge monarchiste lointain auquel le discours montant de la République confectionna un plus seyant costume, bourgeois rural et dandy provincial alors pétri de la culture caricaturale du rat de ministère austère et dogmatique que fut avant lui son père (il avait été ministre sous Mac Mahon), Joseph Caillaux présentait assurément tout au départ le profil d’un cassandre bien né et bien loti que le sérail politique inviterait sans retard au festin prisé de ses élites…
En cet après-midi du seize mars 1914, quelle mouche piqua Henriette Caillaux, la femme du réputé ministre des Finances qui s’en alla assassiner froidement et à coups de revolver Gaston Calmette, le venimeux patron du Figaro d’alors ? Depuis trois mois et sous la férule de son mentor soudoyé, ce journal menait en effet une croisade contre Caillaux. Celle-ci s’accomplissait à l’aide d’un dénigrement de plus en plus virulent et appuyé, répandu aussi bientôt sur le domaine privé :
« Fier d’avoir engagé le combat contre celui-là, je continue avec la foi sublime et folle dans la victoire, à dissiper les derniers mensonges dont il s’entoure et se protège. Ce n’est pas le procès du Bloc que j’entreprends, c’est le procès de Caillaux que je termine. Allons-y » (p.191).
Mais avant de moucher à jamais ce journaliste au fiel envenimé, Henriette Caillaux aurait rédigé en secret une lettre justificative de son acte et à remettre ensuite à son époux :
« Mon mari bien aimé, (…) c’est moi qui ferai justice. La France et la République ont besoin de toi. C’est moi qui commettrai l’acte. Si cette lettre t’est remise, c’est que j’aurai fait ou tenté de faire justice. Pardonne-moi, mais ma patience est finie… » (p.24).
Souvent à base du poison contre quoi ils servent d’antidote, les vaccins les plus mal dosés représentent aussi de plus mortels dangers. Sous ce meurtre de Calmette perpétré par intention d’éradiquer le mal, le répliquant mode réparateur utilisé par Henriette Caillaux, s’il jugulait à l’instant la propagation mortellement infectieuse, n’en précipitait pas moins une autre mort : celle de tout espoir politique pour son plus cher et tendre de se maintenir au sommet. Plus dure serait alors la chute…
Du poignant témoignage épistolaire rapporté plus haut, et au-delà de sa fiction cohérente, l’Histoire scientifique ne retiendra probablement que la performance de style du très réaliste et talentueux transcripteur d’actions et faits sous lequel apparaît en ce livre toujours Jamet. Un tel traitement de ces imbroglios politico-historiques ne profite-t-il pas cependant très utilement à une compréhension plus directe des situations ? En opérant le choix de la résolution romanesque et parfois même de la trame policière, celui aussi du dialogue recomposé menant ainsi droit au sujet de Caillaux, le journaliste nous épargne en réalité ces graves indécisions de caractère que lègue souvent un rapport scientifique très affadi des événements passés. Peu importe donc la manière, pourvu qu’elle ait ici contribué à recadrer ou restituer une plus proche vérité. Et cette vérité de l’assassinat de Calmette n’échappe d’ailleurs guère aujourd’hui au consensus le plus large. C’est bien pour un motif éminemment politique, si bien pour ses sombres menées conspiratrices et comploteuses que la mort guettait au 16 mars de 1914 le corrompu patron du Figaro. Ce que l’on aura peu osé dire, Jamet l’expose tout alors à franches coudées. Quelques plus grands et respectables seigneurs d’époque ne se seront-ils ainsi jamais vus aussi nettement déshabillés. Un Briand terni, un Poincaré aux lignes un peu trop rondes et peut-être aussi un Barthou « toutou » capable de tout barrer donneront à ce tableau la clarté nationale qui, sous le regard de l’Histoire, ne les éclairera probablement eux-mêmes plus jamais de blancheurs lumineuses.
On le sait, à la veille des élections du printemps 14 et que remportera le « bloc » reconstitué des gauches, malgré le très actif soutien que lui apporta aussi Jaurès avant son propre assassinat, la carrière de Caillaux était déjà presque définitivement brisée. Ce que ne dit pas Jamet, c’est que plus tard, l’homme se fourvoierait encore dans des tentatives de négociations de paix avec l’Autriche mais qu’un Clémenceau aurait tôt fait de diaboliser et condamner. Pour couronner le lot de cette descente inexorable vers la déchéance, certainement d’abord héritée par angélisme mais confortée par choix mauvais, Caillaux voterait en 1940 cette peu glorieuse allégeance faite au vieux maréchal qui en appellerait avec l’Allemagne nazie à la collaboration. Un comportement tristement logique, en somme.
Avec une culture aguerrie et une lucidité étonnante, Dominique Jamet immisce à l’occasion de son propos sur Caillaux sa vision propre des états successifs que connut la République à travers ses glissements et plis. A l’encontre de préjugés qui ont quelquefois la peau dure, en termes alors tranchants et rectificateurs, au détour d’un court chapitre intitulé IIIe République, mode d’emploi,l’auteur dévoile ainsi son analyse synthétique : « L’incohérence, le désordre, la discontinuité sont plus apparents que réels. Ne pas confondre la IIIe République en son âge d’or avec la IIIe agonisante des années trente, et moins encore avec la IVe, congénitalement sujette à la danse de Saint-Guy. Entre 1900 et 1914, les gouvernements se suivent, mais les gouvernements demeurent. C’est la continuité dans le changement, la stabilité dans l’instabilité » (p.135).
Tout juste un siècle après le crime commis sur la personne de Gaston Calmette, le rapport du journalisme et de l’écrit à la politique pourrait-il s’illustrer à nouveau sous quelque manière d’incitation aux aboutissements dramatiques ? « Mais oui, je me souviens maintenant, dit-il en se frappant le front. C’est ce petit gommeux, cette crevure de salon qui a souscrit une fortune pour un monument à Calmette… » (p.319). Le « gommeux » et « crevure de salon » que désignait Caillaux dans un train en partance pour le Brésil (peut-être bien à la recherche du temps gagné ?) n’était autre que Proust dont aussi, comme par « muflerie intermittente », le Du côté de chez Swann s’était malheureusement imposé entre les mains de celle qui, à ses côtés, venait de se voir miraculeusement réhabilitée au bénéfice de la droiture politique la plus équivoque…
Par le côté intemporel de ses tonitruants déboires, le destin de Caillaux restitué maintenant et rapproché de certains déchaînements incontrôlés de l’information actuelle ne nous dicte guère hélas que de telles choses seraient le strict apanage d’il y a cent ans. Une guerre fort opportune, ça peut aussi vraiment gommer…
Vincent Robin
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