La chimie des larmes, Peter Carey
La chimie des larmes, traduit de l’anglais par Pierre Girard, septembre 2013, 326 pages, 22,80 €
Ecrivain(s): Peter Carey Edition: Actes Sud
Des rouages, des engrenages, un mécanisme, un dispositif, une animation, autant de mots concernant l’écriture d’une histoire comme la précision d’une horlogerie. Animer, n’est-ce pas créer un mouvement susceptible de se répéter (presque) sans intervention humaine ?
Le cygne n’est-il pas à la fois symbole masculin et féminin, et emblème de l’alchimie ?
Pour tenter de sauver la vie de son fils Percy, atteint d’une maladie incurable, Henry Brandling en désespoir de cause décide d’entreprendre un voyage en Allemagne – pays des plus fins horlogers – pour y faire construire un merveilleux automate en vue de divertir son enfant.
Deux siècles plus tard, ses carnets de voyage ainsi que les pièces et rouages d’un grand automate se voient confiés à une conservatrice londonienne, Catherine Gehrig, qui vient de perdre son amant, lui-même conservateur dans le même musée. Quoi de commun entre ces deux personnages ? La force d’un amour désespéré, et l’automate mystérieux.
Le supérieur de Catherine, le léger et disponible Eric Croft, paraît tirer toutes les ficelles et souffler le chaud et le froid tout en donnant l’air de n’être au courant de rien. Son sourire lui donne l’air du chat du Cheshire d’Alice au Pays des Merveilles :
« Il avait un grand sourire et les rides, autour de sa bouche, lui donnaient plus ou moins l’air d’un chat » (p.16).
« Eric était très drôle, et charmant à l’extrême, éclaboussant d’érudition comme s’il lançait de l’eau bénite, et passait en un clin d’œil d’une conversation individuelle à son allocution. Il était assez semblable au cygne dans sa façon de marquer une pause pour observer sa proie » (p.314).
Rien n’est apparemment banal, normal, aucune chose ne suit son cours dans ce « roman », pas plus l’Allemagne que découvre Henry Brandling que l’Angleterre de Catherine Gehrig n’a de réelle existence : la scierie où le géant Sumper conduit Brandling afin d’y réaliser son automate paraît située dans un endroit improbable, difficile à localiser, jamais à la même distance du village où l’auberge rappelle celle du Château de Kafka, et des renards rôdent dans le jardin anglais de Catherine. Décrivant son voyage d’arrivée, Henry dira : « La voiture continua à monter et à tanguer jusqu’à ce que la lumière du soleil révèle cette blancheur mélancolique caractéristique des plus hautes altitudes. Puis nous fûmes dans une contrée qui interdisait à toute chose de pousser, hormis l’herbe et la broussaille. (…) je commençais à redouter que le paysage de notre destination ne ressemble en rien à celui de notre voyage (…) les maisons de rondins étaient décolorées comme des ossements » (p.82), et une fois arrivé : « Je me lançai à la recherche du village de Furtwangen, où j’avais l’intention de poster ma lettre. Une affreuse matinée (…) Un gamin me jeta une pierre. Le prêtre lui-même ne voulut pas comprendre de quoi j’avais besoin avec mon enveloppe à poster de toute urgence, et après qu’on m’eut forcé à m’écarter pour laisser passer les gens du cru, après avoir suivi à grand-peine un chemin creusé d’ornières puis une grand-route, j’étais complètement perdu. Il me fallut tout l’après-midi pour retrouver la scierie (…) » (p.96). « Il s’avéra que le village était tout près (…) Puis nous suivîmes une courbe et j’aperçus les pittoresques maisons qui se pressaient les unes contre les autres sous leurs toits pointus (…) et, inondée par les rayons du soleil couchant, une splendide auberge jaune, qui à cet instant brillait comme de l’or » (p.100).
Que ce soit en Allemagne ou en Angleterre, les horlogers déchus – ou déçus –, les constructeurs d’automates de génie ou déments deviennent pour l’un collectionneur de contes de fées épouvantables, pour l’autre un sosie du parrain Drosselmayer du Casse-Noisette d’Hoffmann : « Thigpen était apparemment un vieux malin, avec ses yeux bleus, ses énormes sourcils et ses cheveux blancs retenus sur la nuque par un ruban » (p.190).
L’automate, un cygne, enfin réalisé – et volé par Brandling ? – voyage dans de la tourbe, en bateau, jusqu’en Angleterre, rappelant le voyage de Dracula dans son cercueil depuis la Transylvanie.
En somme, un roman foisonnant, qui questionne sur ce qui, en l’humain, ressemble par sa compositionà ce qui se transmet de l’homme, dans tout mécanisme – horloger, vital –, de la puissance et du porte-à-faux de l’humain sur l’in-humain, de l’animé sur l’inanimé, de la réalité sur le conte :
« Henry, ton cygne d’argent était magnifique et impitoyable (…). Chacun de ses inquiétants mouvements était fluide et sinueux comme s’il était vivant (…) ce cygne ne nous était absolument pas familier, pas une seule seconde, mais au contraire mystérieux, sinueux, ondulant, gracieux… Quand il se tournait pour regarder quelqu’un dans les yeux, les siens restaient de l’ébène la plus sombre jusqu’au moment où, le soleil touchant le bois noir, ils flambaient. Il n’avait pas le sens du toucher. Il n’avait pas de cerveau. Il était aussi sublime que Dieu » (p.315), décrira Catherine, à l’inauguration de l’automate, et pour Henry, décrivant à Percy le chargement du cygne sur le bateau : « On y a fixé une structure de forme cubique, sans couvercle, et à l’intérieur du cube se trouve le bateau dans lequel est enfermée la créature » (p.317).
Le mysterium tremendum, le mystère attire et attise la peur, le mystère c’est l’autre.
Anne Morin
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