La Chanson de la beauté du temps, Zhai Yongming (par Didier Ayres)
La Chanson de la beauté du temps, Zhai Yongming, éditions des femmes Antoinette Fouque, janvier 2023, trad. chinois, He Yuhong, 128 pages, 15 €
Modernité
Ce que je retiens de la poésie de la poétesse chinoise Zhai Yongming, c’est le mot de modernité. Car si l’on écoute la voix de Confucius ou celle de Lao Tseu, la prosodie classique, par exemple la poésie Kin, Yuan, Wei ou Han, l’on devine combien cette Chanson de la beauté du temps a de caractéristique, de singulier et de captivant. En ce sens, l’édition bilingue peut faire voir combien cette langue est soutenue, littéraire et riche d’idéogrammes recherchés sans pédanterie ; là l’opinion d’un simple lecteur du français.
Cette face moderne d’une Chine qui change – on le voit très bien depuis l’Europe –, cette espèce de voix unique rappelle celle de Sylvia Plath ou d’Anne Sexton, une tentative d’expression teintée de confessionalisme. La poète n’hésite pas à décrire des beuveries ou le goût légèrement âcre de rencontres de passage. Est-ce issu de la jeunesse de Zhai, qui devait aborder la trentaine lors des événements tragiques de Tian’anmen ?
Je crois que vivre comme poète dans ce drôle de pays mi-rongé par le passé et mi-ouvert vers l’avenir, constitue une position politique non pas bruyante mais profonde. On sait par exemple que le niveau de vie des Chinois tend vers celui des démocraties occidentales. L’on y murmure sa liberté, comme on le ferait d’un objet sacré, cher et sacré.
Ici, pas vraiment une méditation (où François Cheng excelle) mais plus une naissance au monde d’aujourd’hui avec ses paradoxes, ses nuits et son attrait violent. Peut-être trouverait-on quelque chose d’approchant dans l’expressionisme du poète japonais, Takuboku Ishikawa ? En tout cas, cette poésie est le reflet d’une solitude moderne, propre à la ville et qui conduit, en un sens, au désespoir, à la forme la plus nue de la présence humaine dégagée de sa tradition et des freins des systèmes politiques médiévaux ou traditionnels.
Côté jardin
Confucianisme, bouddhisme et taoïsme se lèvent et se tiennent debout
Je me prosterne à leurs pieds dans les vapeurs d’encens
Mais cette infecte odeur affecte mes poumons
Leurs fleurs panachées me fouettent la tête
Leurs tiges acérées me scient le corps
Et je m’élève doucement avec les ailes des morts
Je n’oublie pas qu’il s’agit de parler d’une poète et non pas d’un poète. Car derrière ce mode de vie alliant la pensée sur soi et les vodka-tonic, on retrouve des formes de féminisme dont les références sont Akhmatova, l’Île de Lesbos, Lady Macbeth, ou le robot Carla. Ces figures n’ont rien d’anecdotique. Chacune d’elles laisse deviner ce que Zhai Yongming conçoit comme étant des images de lutte et d’affranchissement plus ou moins sanglant du paternalisme. Et son poème en est enrichi. Tout cela nous livre un monde complexe, une vision poétique du monde qui n’a rien, on le voit, de sirupeux, mais une expression rebelle et qui s’affirme comme particulière et capiteuse (j’en ai du reste repris un ou deux thèmes dans mes propres poèmes…).
Quand un millier de femmes gisent inertes
Dix mille femmes, elles, meurent d’ennui
Plus de femmes encore, errant solitaires dans le ciel
Migrent à l’infini comme le vent indompté
Parfois, comme une déesse dispersant des fleurs de là-haut
Elles disséminent les humeurs qui dérivent dans leur corps
Comme ces parfums qui ne se peuvent extraire qu’avec des larmes
Didier Ayres
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