La Carte postale, Anne Berest (par Martine L. Petauton)
La Carte postale, Anne Berest, Grasset, août 2021, 512 pages, 24 €
Roman ? Récit autobiographique ? Ou alors essai, et bien plus recherche historique racontée par une documentariste de haut vol ? On se prend à penser aussi : archéologie d’une lignée, enquête. Mais quelle lignée que ces Rabinovitch, Juifs Ashkénazes d’Europe, quelle enquête sinueuse, longue et difficile, de l’après-première guerre mondiale à nos jours ; et quelle archéologue qu’Anne Brest, la descendante, se percevant si peu juive, tellement laïque et intégrée à son sol, mais – oui – juive avec majuscules, par le lien, l’histoire et finalement la culture au bout… On suit donc une démarche, à travers une histoire effarante, pour beaucoup d’entre nous, inouïe.
Le titre – passe partout, modeste – qu’elle a choisi, « la carte postale », est le fil rouge de la recherche, clignotant dans l’immense histoire racontée, tel un signal constant, mais sans éblouissement aucun ; une veilleuse, bien plus sûrement. Anne est celle qui raconte sa famille – première partie du livre, dont on sort sonnés – puis parle depuis son quotidien – seconde partie, enquête encore, d’une autre eau, non moins intéressante.
En mains, la carte postale reçue par sa mère, où figurent seulement les noms : Ephraïm, Emma, Noémie, Jacques, tous morts à Auschwitz. Les arrière-grands parents, grands-oncles et tante d’Anne. Vieille de 10 ans, la carte est anonyme, interrogeante et finalement menaçante…
L’épopée Rabinovitch début XXème siècle est un morceau quasi structural, pour ainsi dire l’archétype de l’éternelle histoire juive – se poser, se sentir menacé, fuir. Ainsi, ils s’éloignent d’un antisémitisme russe brutal, puis letton ; s’installant socialement – des commerçants très compétents, ingénieurs, musiciens, parfois laïques au sens de notre mot, une « élite » obsédée par ce qui leur semble le sésame : s’intégrer. Le son est important dans ce récit, il habille cette road-movie particulière, va de la charrette au train, puis au bateau. « Mais Ephraïm, l’ingénieur, le progressiste, le cosmopolite, a oublié que celui qui vient d’ailleurs, restera pour toujours, celui qui vient d’ailleurs ». Fuir, donc, et se poser encore, rêve d’Ephraïm : finir par être de quelque part, alors que d’autres plus religieux se raccrochent par delà l’état de nomadisme obligé coupé de quelques ghettoïsations, à leur culture, leur langue, leur communauté… Palestine, un temps, loin d’ailleurs d’une terre promise idéale. Retour en Europe, Paris ; années trente…
On entre là dans ce qu’on connaît, ou croit connaître par cœur, un sujet central : Juifs menacés partout en Europe, l’embellie du Front populaire, la montée du Nazisme, Drôle de guerre et arrivée de Vichy « un jour, tout se perturba » (loi d’octobre 40 sur le statut des juifs) ; les enfants font de belles études, « il faut faire un effort pour notre dossier de naturalisation… évite de fréquenter trop de juifs », avait dit le père.
Anne Berest réussit globalement dans cette première partie du livre un prodige de récit documenté dans un format réduit. C’est relaté comme vu de l’extérieur via les souvenirs de sa mère, et c’est ce qui donne la couleur de l’Histoire, mais c’est aussi diffusé de l’intérieur avec la voix éloignée mais distincte des victimes, celles d’Anne, plus récente et d’une tonalité différente, de Myriam la seule fille rescapée qui se condamne au silence, enfin de la mère d’Anne, laïque progressiste qui entend « aller vers l’avant », d’Anne enfin, en bout de ligne. Ainsi, on saura tout, et même des éléments peu connus, de la Rafle du Vel d’hiv, de Drancy, des arrestations – en deux temps, les enfants puis les parents ; une seule fille, Myriam, échappe ; cette grand-mère d’Anne… Jamais peut-être les trains vers la Pologne, puis l’arrivée au camp d’Auschwitz n’auront, en si peu de pages d’une rare densité, été posés sur des pages non spécifiquement historiques ou mémorielles. L’émotionnel – faut-il le dire – est à son plus haut ; le lecteur avale ces pages, le cœur battant au bout des lèvres :
« Quand tout le monde est sur la rampe, les malades, les femmes enceintes et les enfants sont mis de côté. Mais soudain, tout s’arrête. Hurlements, aboiement des chiens, coups de matraque ; – il manque un enfant ! Les mitraillettes se braquent. Les mains se lèvent. Affolement – si un enfant s’est échappé, on fusille tous les autres ! ».
Les années juste après la guerre, le retour des camps, le Lutétia, le silence gêné des populations, forment un champ remarquablement documenté du récit, où l’on retrouve la relation très précise et terriblement lucide d’une Simone Veil dans son propre récit.
Dans la seconde partie où Anne se consacre à la recherche de l’auteur(e) de la carte postale, plus d’un élément nous marque : le rapport à Israël, une certaine scission entre Juifs traditionnels et laïques. « La partie juive cachée en moi était rassurée que la partie goy la recouvre pour la rendre invisible. Je suis insoupçonnable. Je suis le rêve accompli de mon arrière-grand-père Ephraïm, j’ai le visage de la France », dit Anne. Questions terriblement ouvertes : faut-il pour cela, ici et maintenant se « cacher » ? Car l’antisémitisme toutefois perdure, couleurs différentes et menaces moins frontales, celui qu’on nomme le « nouvel », celui, classique, de l’extrême droite…
« Regarde-nous autour de cette table, dit François… nos noms ont des consonances étrangères, et nous connaissons les bons vins, avons lu la littérature classique, cuisinons la blanquette de veau… demandez-vous si ce sentiment d’être profondément ancrés ici ne ressemble pas à ce que ressentaient les juifs français de 1942 ; beaucoup avaient servi l’état pendant la première guerre, et pourtant on les a envoyés dans les trains… ».
Livre majeur, on s’en doute, livre-phare. Qui a reçu cette année le prix Renaudot des lycéens ! Et c’est peut-être là que réside la conclusion la plus laudative et la plus encourageante : nos jeunes peuvent lire un livre de cette épaisseur, et s’emparer de cette histoire – ils aiment l’Histoire, ne l’oublions pas, traverser, accompagner, vibrer avec la lignée d’Anne, mais pour ne pas refermer le livre ! Pour, n’en doutons pas, le faire vivre demain ! « Hélas ! Donc en avant ! », disait le Jankélévitch de leur classe de philo.
Martine L Petauton
Anne Berest, 42 ans, romancière et scénariste française ; nombreux romans et écritures pour la télévision.
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