La Boussole aux dires de l’éclair, exercices sur des lieux, Jean-Paul Bota
La Boussole aux dires de l’éclair, exercices sur des lieux, 247 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean-Paul Bota Edition: Editions Tarabuste
La Boussole aux dires de l’éclair : Jean-Paul Bota dans la lignée de Cy Twombly
Jean-Paul Bota conduit une œuvre exigeante, importante. Dans le sillage d’Octavio Paz, il pourrait proclamer : « Contre le silence et le vacarme, j’invente la Parole, liberté qui s’invente elle-même et m’invente, chaque jour ». Et ce avec une sensibilité si haute, face à tout ce qui – pour sa vie – est audible, face à tout ce qui – pour sa vie – est visible, que l’on ne peut que songer au poème de Rutger Kopland, Jeune laitue, extrait de Souvenirs de l’inconnu (poème traduit du néerlandais par Paul Gellings) : « Je suis capable de tout supporter, / des haricots qui se dessèchent, / des fleurs mourantes, l’arrachage / d’un carré de pommes de terre / j’y assiste sans larmes, pour ça / je suis vraiment un dur. // Mais la jeune laitue en septembre, / qu’on vient de planter, encore molle, / dans des couches humides, non ».
« Cy Twombly, Untitled (Bacchus) : 1 + 1 + 1 toile, rouge ersatz du vin et du sang encore, cercles et coulures, le vin, songeant Titien comme maître et Bacchus et Ariane, dripping de Pollock (presque)
Bronzes comme bois de Cy Twombly, quoi de Penone, bronzes comme troncs (moins l’or), ahh »
[Notes du 30 décembre 2013 prises à la Tate Modern à Londres, cf. La Boussole aux dires de l’éclair, p.101]
La technique d’écriture, si particulière, de Jean-Paul Bota, qui aime tant et tant la peinture, fait songer à celle d’un peintre en particulier : Cy Twombly.
Selon Laurent Wolf, les peintures et les dessins de Twombly « sont le résultat d’une décharge d’énergie et de mouvement accumulés, le produit de la concentration et non celui de la construction. On pense à la tradition chinoise de l’art du paysage et au long effort de méditation et de remémoration qui précède l’exécution rapide ». Certes, il y a Blooming (2001-2008 ; acrylique, crayon à la cire sur 10 panneaux de bois 250 x 500 cm), qui répond à cette définition, et nous fascine, singularité qui est à elle-même son propre canon, tel un mouvement arrêté qui garderait intérieurement le secret de son vif équilibre. Mais le plus souvent les œuvres de Twombly ne sont pas sœurs de la beauté et de l’évidence.
Elles sont – comme, semble-t-il, celles de Jean-Paul Bota – le fruit d’un feuilletage composé d’innombrables phases de travail conduites l’une après l’autre.
Pourquoi procéder – pour ce qui est et de Twombly et de Bota – par superposition, chevauchement et imbrication (non seulement sur le plan technique, mais aussi pour ce qui est des motifs des œuvres, puisqu’y sont généralement explorés plusieurs thèmes à la fois) ? Pourquoi faire que les peintures (pour ce qui est de Twombly) et les poèmes (pour ce qui est de Bota) naissent de la sédimentation d’indénombrables strates de formes et de contenus (Charles Olson a parlé avec raison d’une « archéologie inversée ») ?
Si, commente Thierry Greub, Twombly « s’emploie […] à brouiller intentionnellement les diverses étapes consistant à peindre, à peindre en surcharge sur ce qui a déjà été peint, à griffonner, estomper, salir, apposer des écritures ou tracer des inscriptions », c’est afin qu’il devienne « impossible d’en reconstituer séparément et complètement les opérations ». Et, ce faisant, il fait naître en nous le désir d’une telle opération, tant il est vrai que l’impossible est l’éperon donnant fougue au cheval du désir. Comme l’a théorisé Barthes dans un texte publié en 1979, « [l’œuvre de Twombly] oblige [son] lecteur (je dis : lecteur, bien qu’il n’y ait rien à déchiffrer) à une certaine philosophie du temps : il doit voir rétrospectivement un mouvement, le devenir ancien de la main ».
Sous la forme d’un feuilletage s’apparentant à un palimpseste, se lit une recherche des traces du passé menée et par Twombly, à l’aide du signe et de l’écrit, et par Bota, à l’aide de l’écrit. Leur propre passé (celui de leur corps), mais également le passé historique, culturel, sociétal, – celui-ci aurait-il une réalité qui resterait immanquablement d’ordre imaginaire, fantasmagorique, fragile.
Twombly dit quelque part : « Ce que j’essaie d’établir, c’est que l’art moderne n’est pas une chose isolée, c’est quelque chose avec des racines, une tradition et une continuité. Pour moi, le passé est la source (car tout art est absolument contemporain) ».
Et Bota, citant Al Berto, et donnant à la formulation « J’habite Lisbonne » le goût, la force de la proclamation « J’écris », avance : « J’habite Lisbonne, comme si j’habitais au bout et à la fin du monde, quelque part où seraient réunis des vestiges de toute l’Europe. À chaque coin de rue, je trouve des morceaux d’autres villes, d’autres corps, d’autres voyages ».
La fusion du passé et du présent peut opérer pour les citations littéraires, fort nombreuses chez Bota. Inscriptions rendues difficiles à lire ou à déchiffrer par Twombly, ce qui empêche toute domination de l’écrit sur l’asémantique vocabulaire gestuel des formes, tout en prêtant à celui-ci une force d’évocation remarquable. Dans les deux versions de Petals of Fire de 1989, on observe un entrelacement de deux poèmes antiques et d’un poème contemporain (Bion de Smyrne, Dosiade de Crète et Philip Whalen). Dans Coronation of Sesostris (2000), qui traduit le mouvement du dieu soleil égyptien Râ cheminant dans le ciel à bord de sa barque de la naissance du jour à la mort de la nuit, Twombly associe le nom du pharaon de la XIIe dynastie du Moyen Empire, Sésostris Ier, à des citations de Sappho, d’Alcman (poète grec du VIIe siècle avant J.-C.) et de la poétesse américaine contemporaine Patricia Waters.
Afin de montrer la continuité entre passé et présent, Twombly, en plus de s’inspirer de citations littéraires, appuie ses œuvres, bien plus souvent qu’il n’a été admis jusqu’ici, sur certains modèles empruntés à la peinture classique. L’artiste a lui-même signalé cet emploi de citations picturales : « Je suis influencé par tout ce que je vois – une peinture, mais aussi un surgissement du ciel ». Par exemple, du point de vue de la composition, Twombly se réfère selon Greub dans Achilles Mourning the Death of Patroclus aux Funérailles de Patrocle peintes en 1778-1779 par Jacques-Louis David, en interprétant les vapeurs d’encens qu’on y voit s’élever dans les airs comme étant l’âme de Patrocle. Selon Nicholas Cullinan, le traitement des conventions de la peinture d’histoire et des scènes de l’histoire romaine dans cette composition peut également être mis en relation avec des œuvres telles que La Mort de Germanicus (1626-1628) de Poussin. Ce dernier (qui inspira également Twombly pour son Empire of Flora de 1961) trouva le sujet, qui n’avait jamais été abordé auparavant par les peintres, dans les Annales de Tacite (II, 71-72) : la représentation du général romain Germanicus sur son lit de mort. L’œuvre de Poussin marqua notablement Gavin Hamilton ; celui-ci donna sa version de Achilles Mourning the Death of Patroclus (1760-1763) qui ne manqua pas d’influencer Twombly.
Une autre voie – double cette fois – par laquelle Twombly s’approprie le passé est visible avec la peinture Volubilis de 1953, remontant à la première rencontre de l’artiste avec des ruines de l’Antiquité. Il recourt formellement ou bien à l’arc antique de Caracalla, ou bien à la basilique de ce qui était alors une ville provinciale romaine, mais introduit aussi en cette œuvre des impressions glanées sur les sites réels des fouilles archéologiques au Maroc.
Et cette fusion entre passé et présent pouvait se voir dans le quotidien même de Twombly, comme en témoignent les souvenirs d’Yvon Lambert recueillis par Eric Mézil : « [Son] appartement avait l’élégance d’un film de Visconti ; déjà ses propres œuvres – pourtant radicalement contemporaines et qui ne ressemblaient à rien de connu – se fondaient dans ces salons classiques où des tissus anciens, des meubles baroques voisinaient avec des têtes romaines et même une œuvre américaine. […] Je n’avais jamais vu ça ».
À notre tour, lisant Jean-Paul Bota, pouvons-nous nous écrier : « nous n’avons jamais vu ça ».
Matthieu Gosztola
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