La Bièvre, Joris-Karl Huysmans (par Patrick Abraham)
La Bièvre, Joris-Karl Huysmans, éditions le Réalgar, janvier 2023, 30 pages, 5 €
Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans
« (…) seule, piétinant dans sa boue, hébétée de fatigue ».
En une trentaine de pages, Huysmans, avec La Bièvre, invite le lecteur à une promenade à la fois précise et songeuse. Géniale intuition, la défunte rivière parisienne, déjà canalisée et en partie recouverte en 1890, est personnifiée dès les premières lignes. La figure de la « fillette à peine pubère », « née près des saules », fuyant sa campagne, « spoliée de ses vêtements d’herbes », « cernée par d’âpres négociants qui l’emprisonnent à tour de rôle », permet ainsi à l’auteur d’esquisser, par le biais d’une analogie entre exploitation industrielle et servitude féminine, une poétique de la perte de l’innocence, de la corruption, du déclassement.
La métaphore initiale se poursuit, se renforce puis s’estompe pour réapparaître à la fin du texte. Dans la phrase terminale, avilie et empuantie par les ateliers qui ont investi ses berges alors qu’autrefois, après avoir longé le couvent des Cordelières, elle « lavait les pieds de l’ancien cloître » de l’abbaye Saint-Victor, la Bièvre devient même « l’emblématique image de ces races abbatiales tombées dans l’inavouable boue d’un fructueux commerce ». Au XIXe siècle mercantile et cynique s’oppose, on le comprend, un Moyen Âge mythifié auquel Huysmans reviendra après sa conversion en 1892, qui lui servira de refuge spirituel et esthétique jusqu’à sa mort en 1907, nourrira une trilogie et le poussera à séjourner à plusieurs reprises à la Trappe de Notre-Dame d’Igny.
La promenade huysmansienne, du chemin de la Fontaine-à-Mulard au boulevard de l’Hôpital, de mégisserie en tannerie, de rares verdures en entrepôts, n’est donc pas simplement géographique, mais aussi historique. L’écrivain, détestant autant son époque qu’elle le fascine, dans une relation contradictoire, baudelairienne, à la modernité, cherche à faire resurgir derrière le Paris des « ouvriers des peausseries et des teintures », des « millionnaires de la halle au cuir » et de « l’horrible pot-au-feu des cuves », le charme des siècles enfuis. Pour nous qui n’avons jamais vu la Bièvre, qui ignorerons ce qui a touché Huysmans, ce qui l’a heurté, une double nostalgie nous émeut.
Mais Huysmans, dès son premier livre, Le Drageoir aux épices (1874), est le contraire d’un écrivain passéiste. Ses goûts picturaux (pour Gustave Moreau, pour Degas, pour Whistler, pour Odilon Redon : cf. Certains, 1889) et littéraires (pour Poe et pour ses contemporains Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Corbière ou Verlaine), en fournissent la preuve. Les quais affairés, dégradés et bruyants de la Bièvre, s’ils offusquent un aspect de sa sensibilité, en réjouissent un autre par les effets de contraste qu’ils provoquent, les paysages étonnants qu’ils révèlent, leurs ouvertures à la rêverie, l’inquiétant mystère de leurs manufactures et de leurs hangars. Les « terrasses des séchoirs » et les « parapets en moucharabiehs des fabriques » évoquent pour le promeneur solitaire « une ville de l’Orient » ou « une Venise septentrionale et fantastique ».
La désolation même des lieux rencontrés le captive, éveille sa curiosité de rôdeur : la trivialité d’une impasse ameute des souvenirs et renvoie à « des haillons peints par Rembrandt », à « de délicieuses hideurs blasonnées par l’art ». On se rappellera la place considérable qu’occupe la peinture dans son œuvre et son écriture. Pensons au personnage de Cyprien Tibaille des Sœurs Vatard et d’En ménage et à la contemplation extatique par des Esseintes de la Salomé dansant devant Hérode de Moreau dans À rebours.
Le style de Huysmans, coloré et suggestif, baroque aurait-on envie de dire, au lexique prodigieux (cf. l’ouvrage, toujours de référence, de Marcel Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans : contribution à l’histoire de la langue française dans le dernier quart du XIXe siècle, Droz, 1938), marqué par le naturalisme avant de se rebeller contre lui ou du moins de s’en émanciper (une évolution semblable s’observe chez l’Anversois Georges Eekhoud, à la palette plus large et épaisse encore), est l’un des plus singuliers qui soient ; les perceptions sensorielles y sont sans cesse convoquées ; les images frappent par leur inventivité, leur netteté matérielle. Chanter la Bièvre jadis agreste, désormais menacée de claustration définitive, les « classes dangereuses » qui y triment bientôt chassées vers les « fortifs » (où Carco les retrouvera : cf. L’Équipe, 1925, par exemple), ne prend pas sous la plume de l’auteur d’En rade la forme d’un lamento. Comme l’a fait Rimbaud dans les poèmes « londoniens » des Illuminations, mais avec des ambitions distinctes, des constructions de perspectives différentes, il transmue en se l’appropriant le prosaïsme du réel.
Comme chez Proust, l’acte de restitution du passé conduit à éclairer d’un jour inédit le présent, à en dégager une poésie nouvelle : quand, à Kochi, Bombay ou Calcutta, je déambule dans les quartiers des vieux docks, le regard de Huysmans se superpose au mien et je déchiffre à travers lui des inscriptions murales, des enseignes métalliques à demi effacées qui m’attirent jusqu’à une arrière-cour, un ponton effondré.
Et comme pour Julien Gracq avec Les Eaux étroites, la lente coulée d’une rivière se transforme en trajet intérieur.
Volontiers réactionnaire dans ses positions politiques, égaré comme le Durtal de Là-bas et des Esseintes en une période de l’histoire qu’il jugeait plate et sans grandeur, qu’il a vilipendée, Huysmans, avec La Bièvre, ferme pourtant la porte à la neurasthénie.
Patrick Abraham
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