La Belle et le Fuseau, Neil Gaiman
La Belle et le Fuseau, octobre 2015, trad. anglais Valérie Le Plouhinec, ill. Chris Riddell, 68 pages, 19 €
Ecrivain(s): Neil Gaiman Edition: Albin MichelDans le recueil Miroirs et Fumée, traduit en français en 2000, se trouve une nouvelle extraordinaire, intitulée Neige, Verre et Pommes, dans laquelle Neil Gaiman (1960) réinvente, perturbe et inverse tout à fait l’histoire de Blanche-Neige ; pour s’attaquer à pareil pilier de l’inconscient collectif et sortir vainqueur par transmutation de la confrontation, il faut un talent littéraire plus que certain – ça tombe bien, c’est celui qu’on attribue à Neil Gaiman depuis qu’on a été confronté à sa plume, c’est-à-dire depuis De Bons Présages (1995 en français). Et on le lui attribue aussi pour ses livres à destination de la jeunesse, dont on sait que bien des adultes les lisent en cachette, voire au grand jour, et en retirent un plaisir sans mélange.
Ainsi donc de La Belle et le Fuseau, bref conte (une soixantaine de pages dont bon nombre contiennent des illustrations signées Chris Riddell) qui s’approprie et réinvente au moins deux histoires : La Belle au Bois Dormant, d’évidente façon (quiconque n’a pas souvenir d’une vague histoire de fuseau peut aller voir du côté des frères Grimm, de Perrault ou de Disney de quoi il retourne avant de revenir à Neil Gaiman), et, à nouveau, Blanche-Neige, puisque l’héroïne du présent récit a passé du temps dans un cercueil de verre, s’entend bien avec des nains et a une connaissance intime d’une « Sombre Majesté ».
L’histoire se déroule entre deux royaumes voisins, Kanselaire et Dorimar, séparés par une chaîne de montagnes plus ou moins infranchissables : « bien que les deux royaumes fussent contigus, nul ne passait de l’un à l’autre ». Dans le royaume de Kanselaire, la jeune reine s’apprête à se marier mais, et c’est là qu’éclate le génie de Gaiman, elle en éprouve surtout de la mélancolie : « Elle se demandait ce qu’elle éprouverait, une fois dans sa peau d’épouse. Ce serait la fin de sa vie, décida-t-elle, si la vie était le temps du choix. Plus qu’une semaine, après quoi elle n’aurait plus aucun choix devant elle. Elle régnerait sur son peuple ; elle aurait des enfants ; peut-être mourrait-elle en couches, peut-être à un grand âge, peut-être à la bataille. Mais le chemin vers sa mort, un battement de cœur après l’autre, serait déjà tout tracé ». Avec ce genre de considérations, on est loin du « ils vécurent heureux » des contes de fée traditionnels : Gaiman projette cette reine d’une époque indéterminée, mais probablement médiévale, dans la modernité d’un spleen quasi baudelairien.
A quelques jours de son mariage, donc, déboulent trois nains, porteurs d’une nouvelle effrayante : un fléau se répand depuis le royaume voisin, une épidémie de sommeil qui emporte tout sur son passage, et contre laquelle le seul remède consiste à aller embrasser une princesse endormie depuis environ soixante-dix ans en haut d’une tour rendue inaccessible par des rosiers aux épines féroces. Là débute donc la quête, à ceci près qu’elle est entreprise par une jeune reine aux idées sombres, aux cheveux noirs et au teint pâle, une jeune reine qui abandonne son royaume à son Premier ministre (« il devrait faire de son mieux pour ne point le perdre ni l’abîmer ») et son fiancé à sa tristesse (« elle le prit par son joli menton et l’embrassa jusqu’à ce qu’il sourie », magnifique inversion des rôles pourtant sans aucune revendication féministe). Cette quête passe par un tunnel sous la montagne, des campagnes ravagées (« Le grouillement des asticots et, de temps à autre, les petits ronflements et les mouvements des dormeurs étaient tout ce qu’ils entendaient en avançant vers la ville »), la fréquentation d’humains couverts de toiles d’araignée (les illustrations de Riddell sont à ce titre saisissantes) transformés à distance en quasi-zombies dans une ville autrement immobile… Puis arrive l’accomplissement de cette quête, où Gaiman perturbe à nouveau tous les codes : la reine embrasse la princesse (I Kissed a Girl, comme chantait l’autre…), et celle-ci n’est pas celle qu’on pense… Quant à la reine, à la fin du récit, après toutes ces péripéties, elle n’arrive pas à se séparer de ses trois camarades d’aventure…
Le tout forme un conte aux accents modernes à destination de jeunes adolescents déjà au fait des « classiques » du genre, en âge de goûter et apprécier les perturbations narratives induites par Gaiman, ainsi que les illustrations parfois très sombres, voire gothiques, de Chris Riddell. Et le soir venu, lorsque les enfants sont au lit, les parents emprunteront La Belle et le Fuseau pour savourer à leur tour cette façon intelligente et fine de revisiter Perrault, Grimm et Disney.
Didier Smal
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