La beauté du monde La littérature et les arts, Jean Starobinski
La beauté du monde La littérature et les arts, coll. Quarto, juin 2016, 1344 pages, 30 €
Ecrivain(s): Jean Starobinski Edition: Gallimard
« Un parcours inachevable, à travers une série indéfinie de circuits, appelant le regard critique dans une histoire qui est à la fois la sienne propre et celle de son objet : c’est là sans doute l’image de cette activité sans terme où s’engage la volonté de comprendre (…) Comprendre, c’est reconnaître que toutes les significations demeurent en suspens tant que l’on n’a pas achevé de se comprendre soi-même ».
Pour Martin Rueff (à qui nous devons cette édition parue en Quarto aux éditions Gallimard), Jean Starobinski est l’un des plus grands critiques du 20e siècle, son rapport aux Lumières n’est pas qu’un rapport d’objet. Le critique est homme des Lumières, en partageant son regard, avec la permanence dévoilée, car il fut l’un des premiers à lier l’exposition de soi à la doctrine rousseauiste de la vérité – une société du masque, une insurrection vitale où « le paraître et le mal ne font qu’un ». Starobinski exprime une « vérité absente » par le langage, tout à la fois espace d’une mise en forme de soi, mais aussi dans sa dissimulation, dans sa révélation, dans son dévoilement exprimé ; sans autre appui que l’œuvre elle-même. Ce que doit être l’objet même de la critique c’est de permettre de définir un parcours pour l’offrir à la méditation, la nôtre !
Regarder le monde, regarder les œuvres, c’est créer de la relation, du sens à l’écoute de la vie, un des moments possibles à la relation à autrui, entre critique, philologie, littérature des idées et des arts. Cet ouvrage est un voyageur dans le siècle, au travers des siècles et qui nous propose sa beauté du monde – « une histoire du sens qui ne soit pas uniment une histoire de ses formes », dixit Martin Rueff – une Éloge de la critique, une présence devrait-on dire.
« Quand le monde dévoile un aspect de sa beauté, comment lui donner la juste réponse et par quels moyens ? »
La Beauté du monde, une grâce, elle-même figure de la vertu et qui attire l’âme vers elle. Un livre de plus de 1300 pages qui réunit une part importante des articles écrits par Jean Starobinski entre 1946 et 2010, qui sont autant de convocations à « lire », à « regarder » et à « voir ». Sous un format d’écriture d’étude, sous la forme d’une question récurrente, d’un système qu’il faut déconstruire, par les cheminements, les croisements, les frottements des divers champs d’écritures et qui va permettre à l’auteur de « célébrer », de rassembler, les grands principes, les expressions artistiques, par lesquels les écrivains, les artistes, les poètes scellent leurs pactes dans leur relation à la vie, dans leur vision mélancolique de la mort : « L’objet de l’art est l’œuvre, produite par lui, qui contient en soi les éléments de la réalité empirique, tout comme elle, elle le transpose, les décompose et les reconstruit selon sa propre loi ». Telle une croyance pourrait-on dire avec la beauté, avec le monde, la beauté du monde.
Les essais réunis ici portent, comme on s’y attend, sur la littérature, et en particulier sur la poésie, une « pro-vocation » comme dirait Martin Rueff, car Jean Starobinski convoque le poète, l’écrivain, en lui donnant sa voix, dans la réponse donnée des œuvres choisies, « et mieux qu’aucun autre, aura su faire entendre cet appel ». Le lecteur aura donc le choix entre plusieurs chemins pour découvrir « l’œuvre d’une vie ». Une histoire des idées, une analyse textuelle, critique « subjective », anthropologie des états de pensée occidentale, tels des nymphéas flottant dans les ruisseaux de l’Azur, portant « l’âme de mille fleurs dans les zéphyrs semée… ». Ou par « l’antre et l’onde et les forêts » avec les auteurs tels que : Ronsard, André Chénier, Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Paul Valéry, André Breton, Claudel, Pierre Jean Jouve, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, René Char, Paul Celan, Kafka, Roland Barthes mais aussi Goya, Füssli, Van Gogh, Pissarro, Balthus, Roger Montandon, Henri Michaux, Monteverdi, Mozart…
La figure de Baudelaire occupe une place importante comme le révèle le passionnant ensemble consacré au poète : « Avec Baudelaire, synthétise Starobinski, la critique accède à sa majorité ; elle atteint sa stature complète. Elle devient enfin l’égale de l’œuvre poétique, et peut revendiquer sa pleine légitimité littéraire… » Mais c’est sans doute dans un article qu’il consacre aux Vers majeurs de Pierre Jean Jouve que Starobinski fait connaître le plus clairement ses motifs de refus et de liberté entre l’événement historique et l’espace poétique. « Croire en l’acte poétique, c’est espérer que sa mise en œuvre puisse donner du sens à ce qui s’y dérobe… ». La Passion est alors dévolue au salut, un dépassement des sens, un texte magnifique et qui éclaire sans doute un livre à venir : la transparence et l’obstacle.
« Ce qui caractérise, dans son aspect le plus général, l’événement actuel, ce n’est pas seulement son extension planétaire, c’est qu’il ait pris soudain une telle transcendance par rapport à la personne réelle de l’homme. Plus l’histoire avance, plus l’homme prend conscience de ne compter exactement pour rien dans le drame universel où pourtant se joue son destin. Quoi qu’il fasse, un malheur implacable le conduit à penser que son sort ne se joue ni autour de lui ni en lui-même, mais dans un autre espace, dans un ailleurs dont il n’a pas la clé, sur une scène qu’il tenterait en vain de rejoindre et où d’ailleurs ses efforts les plus désespérés n’auront aucun sens. Il croit deviner, dès lors que le drame engagé à hauteur de ces forces, de ces esprits obscurs qui émanent des multitudes ; il croit reconnaître que les acteurs capitaux sont ces entités mythiques que les grandes masses populaires font surgir de leur propre substance et qui, sitôt projetées dans la réalité, parviennent à un visage absolu et se dressent avec une puissance terrible. Certes ces démons mythiques n’existent que par la complicité des hommes, mais semblent vivre de leur force spontanée, comme des guerriers fabuleux ou des personnages divins, animés d’une volonté imprévisible et d’un pouvoir fantastique. Un moment vient où l’homme doit souffrir sous leurs coups et les subir comme une tyrannie d’autant plus fatale qu’elle est avide de sa propre catastrophe. L’homme est ainsi dépossédé de ses actes, frustré du sens propre de son existence, et finalement mis à mort par ces puissances démoniaques dans lesquelles auparavant il avait cru un instant se reconnaître ».
« L’acte poétique, en ces temps de frustration, est l’un des derniers actes libres qui appartiennent encore à l’homme. Et c’est l’honneur de la poésie qu’elle soit la dernière possession de l’homme après qu’on lui eut tout arraché, qu’elle soit radicalement liée à cette espérance et à cette angoisse fondamentales qui persistent en l’homme tant que le souffle persiste, et que ces justifications se confondent avec les justifications de toute vie. Ce qui est plus l’acte poétique, dans la mesure où il est vraiment un acte, c’est-à-dire lorsqu’il ouvre sur une aventure et un risque pléniers, aura le pouvoir de restituer l’homme à son destin – à un destin où, à vrai dire, rien n’est apaisé, rien n’est résolu d’avance, mais où il éprouvera du moins comme une responsabilité et comme une sommation le seul fait de sa présence d’homme en face de l’incendie et de l’écroulement. L’acte poétique constitue cette réponse que l’événement veut étouffer et accable en nous sous la conviction d’une fatalité absurde. Que cette réponse soit fondée ou encore auprès de l’éternité, elle attestera toujours cette part inaliénable de l’être, cette ultime ressource intérieure où l’homme trouve la force de surmonter la douleur et de conférer à la mort inévitable le sens d’un accomplissement, et peut-être d’une victoire ».
« La connaissance de soi, ne renverrait-elle donc pas l’obscurité inquiétante qui va d’un point lumineux d’une catharsis, à la présence en nous de l’inconscient, transparence de la raison aux Lumières ? »
« À sa source intérieure, et le besoin de faire face à un jugement, c’est-à-dire d’être justifié dans l’univers. Ce langage n’a plus rien de commun avec le discours classique. Il est infiniment plus impérieux, et infiniment plus précaire. La parole est le moi authentique, mais d’autre part elle relève que la parfaite authenticité fait encore défaut (…) Rousseau a découvert ces problèmes : il a véritablement inventé l’attitude nouvelle qui deviendra celle de la littérature moderne (…) ; on peut dire qu’il a été le premier à vivre d’une façon exemplaire le dangereux pacte du moi avec le langage : la nouvelle alliance dans laquelle l’homme se fait verbe » – La transparence et l’obstacle.
Mais revenons à Baudelaire et notamment au texte de la critique à la poésie, puisqu’il s’agit de l’Être et qui mieux que quiconque se rencontre lui-même au travers des œuvres admirées. Baudelaire s’invente lui-même, invente la figure et le masque étranges, porteur de la vérité de sa propre poésie :
« La présence à soi naît dans le lointain des images et s’éclaire de la lumière spirituelle que d’obliques échappées font tomber sur les figures individuelles de la beauté. Mais loin de voir l’œuvre d’art la descente de l’infini dans la forme individuée, l’incarnation de l’éternel dans le présent, Baudelaire y déchiffre le soulèvement douloureux de la créature imparfaite vers ce qui seul peut la racheter et lui conférer un sens. L’existence de la charité (comme aussi la curiosité du mal et le goût du combat) entraîne Baudelaire vers la réalité blessée, vers le présent stigmatisé par l’héritage de la Faute : la puissance de haine et d’amour par laquelle Baudelaire se lie au présent est capable, jusqu’à un certain point, de susciter un horizon de Grâce, de tendre des fonds infernaux, de creuser des perspectives de passé ; ainsi le spectateur surgi dans le présent du monde, le poète veut répondre à l’appel de l’Être, se faire présence à l’Être. Seulement l’Être ne se laisse pas saisir de façon univoque. Il se dérobe, il prend le masque de son antagoniste, celui de Satan. Et le ciel vide de certains poèmes des Fleurs du mal laisse le champ libre pour sa présence atroce d’un présent absurde, voué à la répétition mortelle. A ce mélange instable de l’éternel et du fugitif qui caractérisait un certain aspect de la beauté moderne succèdent les images de la fugacité pure, préfiguratrices d’une modernité que nous avons appris, depuis Baudelaire, à mieux connaître : celle de la déréliction totale, sous un morne firmament que l’éternité a déserté. Mais alors même que Baudelaire renonce amèrement à tout espoir positif, toute sa religion persiste et se convertit en affrontement du présent inacceptable : fasciné, horrifié, Baudelaire fait face l’un des premiers à une temporalité sans garant intemporel. L’appel d’en bas n’éveille plus aucun en haut. L’ici-bas ne rencontre que lui-même. Baudelaire s’en fait le peintre récalcitrant, consentant, comme un martyr qui se livre aux bêtes. Si le présent joue un tel rôle dans l’univers de Baudelaire, c’est peut-être parce que l’essentiel de ce qui fut la foi cherche son dernier refuge dans la douleur de la créature, et la douleur à son perpétuel dans le présent ».
Des regards portés sur un monde en expansion à la mesure qu’il se développe et pour trouver sa place dans un chemin inverse, celui de la rétractation, comme pour retrouver le sens de l’origine. Il est temps de revenir à la beauté des mondes, du monde de Jean Starobinski, une poésie de l’existence, avec un œil vivant !
« C’est au cœur des ténèbres que se fait l’invention de la raison ».
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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