Là-bas, août est un mois d’automne, Bruno Pellegrino
Là-bas, août est un mois d’automne, janvier 2018, 222 pages, 17 €
Ecrivain(s): Bruno Pellegrino Edition: Zoe
Dans ce premier roman, Bruno Pellegrino imagine librement la vie du poète suisse Gustave Roud (1897-1976) avec sa sœur aînée Madeleine à partir de documents tirés de l’œuvre et de la correspondance du poète.
C’est un livre que l’on pourrait, à la manière de Flaubert, appeler « livre sur rien », ou du moins sur presque rien : la maison avec son jardin, la sœur, le frère, tous pris entre 1962 et 1972 dans « l’épaisseur des jours », des mois et des saisons.
La maison est située dans le « là-bas » du titre, tout au bout d’un village vaudois. Gustave et Madeleine y sont entrés quand ils avaient onze et quinze ans et ne l’ont plus quittée. Bruno Pellegrino la décrit minutieusement, parfois même en poète avec ses poutres apparentes, ses odeurs, ses lumières vacillantes, ses courants d’air, ses armoires en chêne, et sa poussière qui prend possession de l’espace et « charrie les résidus des travaux et des gens, rognures d’ongles, cheveux, peaux mortes des visages et des sols ».
Cette maison porte en elle les traces des défunts : le grand-père, la mère, les tantes célibataires qui en occupaient les principales chambres avant que leurs neveux également célibataires ne s’y logent. C’est une maison de sœurs et de frères où l’on ne naît pas mais où l’on meurt et où la lignée s’éteint sans violence. Le narrateur nous fait entrer dans sa vie lente, répétitive, amortie, à peine atteinte par les remous du monde extérieur. Le récit, mené à un présent de l’indicatif qui suggère une sorte de permanence, dit et montre que la tâche des habitants est « de perpétuer ce qui peut l’être – très peu de chose – et d’accompagner le reste à son terme ».
Madeleine et Gustave sont donc essentiellement l’un pour l’autre « le dernier vivant, la dernière vivante» et mènent une vie où l’on se retrouve surtout à l’heure du thé. Cette sœur robuste et organisée qui tient la maison dans l’ombre de son frère a laissé peu de traces : à part quelques notations sur des cartes postales adressées à Gustave et vantant ses qualités de pâtissière, il ne restera pas grand-chose d’elle « si personne ne s’y met ». Un des beaux paris romanesques de Bruno Pellegrino a été de « s’y mettre » et de donner vie à ce personnage mystérieux, en alternant à peu près régulièrement les séquences narratives focalisées sur la sœur et sur le frère. Il présente son rôle de gardienne du foyer comme un choix personnel de Madeleine, tout en notant un peu plus loin que ce n’est qu’en 1971, année de sa mort, que les femmes obtiennent en Suisse le droit de vote. Il lui attribue aussi dès les premières pages une source d’évasion dans sa passion pour l’astronomie au cours de ces années où les conquêtes spatiales américaines et soviétiques sont spectaculaires. Une séquence intéressante la montre également en train de lire avec passion des romans que son frère lui a apportés, dont l’auteur est une certaine Marion qui signait « Catherine » et qui écrivait furtivement dans sa cuisine, sur ses genoux, quand mari et enfants étaient partis. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette Marion la romancière vaudoise Catherine Colomb, dont une phrase est le premier exergue du livre de Bruno Pellegrino. Madeleine compare les personnages des livres de Marion à ceux qu’elle a connus, « et se dit peut-être, pourquoi pas, que tant qu’on y est, avec sa vie à elle, même si ça n’intéresse personne, il y aurait de quoi faire un autre roman ». C’est chose faite avec Bruno Pellegrino.
Le deuxième exergue du roman est tiré des Illuminations de Rimbaud, comme si l’auteur voulait placer le frère sous la protection du poète et la sœur sous celle de la romancière. La difficulté n’est pas la même : la vie de la sœur était à imaginer à partir de frêles indices alors que celle du frère est relativement connue grâce à son œuvre et aux écrits de Philippe Jaccottet (1). La maison familiale implique le frère presque autant que la sœur : les premières séquences le présentent dans son jardin au milieu de ses fleurs, rêvant carnet en main plutôt que travaillant, puis dans son bureau, fouillant dans une vieille armoire et entassant les carnets et feuilles volantes, matière brute de ses livres « qui tiennent à la fois du bestiaire et du bréviaire, de l’atlas, de l’album et de l’herbier ». On s’aperçoit au cours du livre que Gustave Roud ne construit pas une œuvre à partir des matériaux qu’il a accumulés. Il tarde à composer le livre promis à l’éditeur : « Même pressé par le temps, il maintient son cap lent et vagabond, il impose son rythme ». Plutôt que de construire « ce qu’il faudrait », il s’en tient aux lumières, aux saisons, aux oiseaux, aux bêtes, pendant ses longues errances dans les « mêmes vieux paysages » maintes fois parcourus. « La poésie, dit-il, c’est poser des questions au monde, et espérer une réponse – et, dans l’intervalle, attendre ». Bruno Pellegrino accorde aussi une place importante à l’activité de photographe à laquelle s’est livré tout au long de sa vie Gustave Roud, en relation avec sa fascination douloureuse pour les corps sourdement désirés des hommes qui travaillent dans les champs. Quelques noms circulent : Louis, Olivier, sur lesquels Bruno Pellegrino reste aussi discret que le poète, tout en faisant état des commérages du village auxquels Madeleine fait face, « laissant peser la présence de son corps, le laissant diffuser ce qu’il faut de silence pour tenir à distance les mots qui ne savent pas de quoi ils parlent ». Ce qui tient la sœur avec le frère se situe au-delà des mots.
Bruno Pellegrino, avec sa langue précise, soigneuse, et sa sensibilité délicate, parvient à rendre compte de la fatalité de solitude qui unit ces deux êtres, et de ce qui, dans un paysage, un jardin, une maison, creuse au fond de chacun de nous.
Nathalie de Courson
(1) De Jaccottet, voir notamment : Gustave Roud, Présentation et choix de textes, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 1968, réédité en 2002, et sa Préface à Air de la solitude et autres écrits de Gustave Roud en Poésie Gallimard, 2002. Philippe Jaccottet a été l’exécuteur testamentaire de Gustave Roud et parle à plusieurs reprises de lui dans ses Semaisons.
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