La barque le soir, Tarjei Vesaas (par François Baillon)
Ecrit par François Baillon 06.04.22 dans La Une Livres, En Vitrine, Les Livres, Critiques, Pays nordiques, Roman, Editions José Corti
La barque le soir, trad. norvégien, Régis Boyer, 192 pages, 19 €
Ecrivain(s): Tarjei Vesaas Edition: Editions José CortiRégis Boyer, le traducteur et préfacier, pose la question essentielle quant à ce livre : roman, autobiographie ou poème ? Tout en admettant le tort que l’on aurait à vouloir circonscrire un ouvrage dans un genre particulier, surtout quand on reconnaît la richesse de ce même ouvrage, on est néanmoins assuré de la présence de la poésie dès les premières lignes. Non pas tant dans ce que la poésie pourrait véhiculer de formel, mais davantage dans les images, et dans cette volonté de l’écrivain à tendre, jusqu’à la pureté, vers ce qui n’est qu’impressions et sensations, comme dépouillées des contingences sociales. La poésie se mêle aussi, au sein du style, dans des élans itératifs, faits de morceaux de phrase ou de simples mots : tel un refrain, telle une ponctuation personnelle, le narrateur y revient, comme exprimant ses doutes ou sa perplexité face à ce qu’il perçoit et face à sa mémoire.
Car les souvenirs d’enfance s’immiscent souvent dans cet ouvrage : pour le narrateur, cette période se caractérise par de la rudesse et un mutisme pesant. Pourtant, l’auteur se fixe sur l’émerveillement, et sans jamais l’once d’une lourdeur, dans un souffle continu, il nous conduit, sorcier, à un instant de grâce, à ce qui paraît « insaisissable » (suivant le titre d’un chapitre) : oui, l’émerveillement est ici l’élu, le fil conducteur, le pilier, la justification de ce livre, où la nature est en vérité le personnage principal.
Ceci vaut en dépit des paysages glaciaux qui se juxtaposent régulièrement, de la détresse d’une jeune fille couverte de neige, de la souffrance d’un cheval tenu de déblayer les chemins et de l’âpre et dure solitude de la maison familiale. Des titres comme « Le matin aux chevaux brillants » ou « Voguer parmi les miroirs » suffisent à nous prendre par la main comme l’aurait fait, naguère, un titre de conte de fées. D’ailleurs, nous sommes continuellement à la frontière du magique chez Tarjei Vesaas, sans doute parce que nous sommes un peu au-delà du conscient et toujours en partie dans l’enfance. Voilà cependant des aspects qui resteraient encore trop limitatifs si l’on devait donner une image fidèle de ce livre : car d’où vient ce sentiment extraordinaire d’emprise et de contemplation aiguë, hypnotisée, face à la danse enfiévrée des grues, qui risquerait de prendre fin si le petit garçon se manifestait ? D’où vient que le corps de l’enfant semble s’étendre telle une nappe, se mélangeant à la boue sur laquelle il est allongé, craignant trop d’être surpris par les grues ?
De même, la puissance d’un texte comme « Nu gît le cœur près du grand chemin dans l’obscurité » semble nous faire approcher, au sein de courants tourbillonnants, pantagruéliques, assiégeant le cœur, de la lisière de la mort, du lâcher-prise fatal, ultime, et en cela, l’éloquence de Tarjei Vesaas est telle qu’elle se ressent, beaucoup plus qu’elle ne se décrit.
Les chapitres pourraient être des récits indépendants, mêlés à la vie de l’auteur et à ses observations, ou peut-être inventés, qu’importe. Sans doute a-t-on rarement atteint de si près la corde qui fait le sensible chez l’homme, au point de faire de cette corde l’instrument principal de l’œuvre : le style vise une économie de mots qui ne veut jamais tomber dans l’évidence, de sorte que le rythme est aérien et les bouleversements toujours profonds. La traduction de Régis Boyer est incontestablement à saluer.
François Baillon
Tarjei Vesaas (1897-1970) est un romancier, poète et nouvelliste de langue néo-norvégienne. Son œuvre, récompensée par plusieurs Prix Littéraires, se caractérise par un symbolisme proche de l’onirisme. On lui doit entre autres : Le Vent du Nord (1952), Les Oiseaux (1957) et Le Palais de glace (1963).
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A propos de l'écrivain
Tarjei Vesaas
Tarjei Vesaas, né à Vinje (comté du Telemark) le 20 août 1897 et décédé à Oslo le 15 mars 1970, est un écrivain norvégien de langue néo-norvégienne (nynorsk). Son œuvre est dominée par les thèmes existentiels du Mal, de l'Absurde, ainsi que par l'omniprésence de la Nature. Elle se caractérise par une forte dimension symbolique et onirique.
A propos du rédacteur
François Baillon
Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.