La bague aux 3 amours, Yvonne Leray, Loïc Collet (par Marc Wetzel)
La bague aux 3 amours, Yvonne Leray, Loïc Collet, Les Editions Baudelaire, avril 2019, 166 pages, 14 €
Derrière ce titre à la fois fleur bleue et énigmatique, une bague montée d’un rubis (« à trois nervures serrées l’une contre l’autre ») offerte par un homme à une femme pour signifier, en effet, trois amours à faire (difficilement) vivre ensemble : pour le Christ, pour le prochain (pour le monde des autres, de tous les dignes et mortels), pour cet(te) autre enfin à qui l’on brûle de lier sa vie.
Un couple dans ce livre s’explique sur les raisons de s’être formé, et cherche étonnamment à juger son propre amour : fraternité partiale ? Complicité profanatrice ? Ferveur sortie de ses gonds ? On n’est pourtant pas du tout ici dans la psychologie familiale, ni la spiritualité fumeuse. On est ailleurs, depuis longtemps. Mais ailleurs dans la vie réelle, aussi bien dans la réalité de l’incompatibilité des vocations que dans le partage de la réalité des vies.
C’est que Loïc Collet (prêtre) et Yvonne Leray (religieuse), à présent octogénaires, racontent et justifient ici le croisement amoureux de leurs vies. On est tout de suite au-delà du bon mot, du croustillant scandale, comme du simple scrupule institutionnel, ou de la nunuche provocation, pour trois raisons : ce sont des gens lucides et instruits (enseignants l’un et l’autre de philosophie d’abord), qui disposent des mots pour ne pas se mentir et des idées pour saisir aussitôt le problème que leur imparable affinité pose. Ce sont ensuite adeptes exclusifs, spontanés, militants, d’un christianisme social, qui rencontrent Jésus là seulement où il est utile, et n’aiment l’Évangile que pour ce qu’il peut changer aux vies. Ce sont enfin (et d’abord) gens honnêtes, ardemment maîtres d’eux-mêmes, assumant leur commun dilemme socio-spirituel : comment, personne consacrée (dédiée au Christ), oser risquer, par union amoureuse, de lui préférer un autre cœur ? Mais comment, pourtant, se refuser à l’amour vivant… au nom du Christ ?
Le « père » Loïc et la « sœur » Yvonne ont donc d’abord étudié ensemble, puis enseigné séparément, la philosophie. Leurs responsables religieux leur demandent au même moment, par hasard, de quitter l’état enseignant pour rejoindre (et animer) le Service Diocésain des Vocations. Ils y travaillent ensemble pour les jeunes, jusqu’au jour où Loïc murmure : « Ma sœur… Je désire que ce soit clair entre nous… Je dois vous dire que j’éprouve pour vous un sentiment qui n’est pas seulement de l’amitié » (p.11). Elle répond, bouleversée : « Aimer d’amour, est-ce possible pour moi ? ».
Ils attendront et chercheront avec une infinie délicatesse. Il deviendra prêtre-ouvrier (se faisant vingt ans maçon). Elle, militante du PCF, se fera « sœur-ouvrière », plus précisément nettoyeuse (« technicienne de surface » chargée de la harassante propreté des bâtiments pendant et après chantiers). Que se disent-ils ? « Nous cherchons s’il y a un chemin pour l’amour vécu dans le célibat voué au Royaume » (p.155). Ils se demandent aussi « si cet amour – interhumain – peut (ou non) donner à voir quelque chose du monde-de-Dieu » (p.158).
Il y avait trois solutions aisées : s’éloigner l’un de l’autre ; attendre ensemble que passade se passe ; dépasser leurs vœux en formant pleinement couple. Ils en choisissent une quatrième, la plus périlleuse et ingrate : ne renonçant ni à l’amour ni au célibat, ils se donneront l’un à l’autre sans union charnelle. Leur solution du mariage chaste mécontente tous les proches : une fougue sans étreintes jugée ici diversion honteuse, là hypocrite masochisme. Mais ce petit livre, d’une audacieuse clarté, subtilement subversif, propose, là-dessus, quelques remarques intrigantes et respectables, que voici :
La distance sexuelle dispense paradoxalement de la fidélité ; non du tout qu’on puisse ou veuille tromper le partenaire (qui était et sera l’amoureux exclusif), mais, le meilleur de l’autre n’étant jamais possédé, le fixer comme indépassable est superflu. De plus, chacun a son légitime jardin secret (son propre réseau de relations, sa réserve spécifique), car on ne peut trahir que le degré d’intimité qu’on partage, et « chacun a sa discrétion, car ce qui lui est confié n’est précisément pas confié à un couple » (p.159).
L’étonnant est la sorte de discernement spirituel requis du désir même ! Car s’il est vrai qu’on aime une autre bouche, on ne viendra pas manger sur elle la vérité :
« Il est bon de baliser le chemin, car le désir embarque nécessairement le corps. Il ne suffirait pas de dire : “J’aime ce que tu dis”. Il faut être assez lucide pour dire : “J’aime aussi tes lèvres qui le disent“ », et « Les parties du corps qui évoquent la pénétration, donc particulièrement la bouche et le sexe, ont directement une signification d’union qui peut déterminer le désir d’une manière difficilement réversible. Approcher le corps de cette manière nous semble une impasse, une logique autre que celle conciliable avec un “célibat pour le Royaume” » (p.157).
Pour les auteurs, malgré l’Incarnation, l’amour humain pour Dieu ne passe pas par le corps, et nous laisse à jamais seul devant Lui. Nous n’avons à répondre, devant lui, que de notre propre nom (notre prochain est la condition du salut, non son titulaire ; l’objet de l’amour, non son sujet). En ce sens, la chasteté interhumaine laisse chaque amoureux dans sa solitude fondatrice devant Dieu.
Au-delà, toute étreinte est un projet pour l’autre (projet de plaisir à prendre et donner, de fusion et fécondité…), et (pour Dieu, au moins), l’amour n’est pas un projet. Il n’aime, dans la foi, que l’âme qui s’y renouvelle, qui (pour détourner la formule de Bergson) tire d’elle plus que justement Il n’y a mis ! Comme Dieu, l’amant chaste « s’émerveille » de ce qu’il veut à l’abri de sa propre pression, et laisse ainsi à distance de libre déploiement :
« Il n’y a pas de volonté de Dieu sur des personnes en particulier, il n’y a pas de projet de Dieu sur l’humanité. L’amour n’est pas de l’ordre du projet (…) Dieu ne donne ni le sujet, ni les crayons, ni le papier, il n’indique pas les couleurs. Il s’émerveille quand le dessin commence » (p.94).
Quand Loïc et Yvonne reviennent sur ce dont ils ont voulu leur amour capable, c’est en effet changer le visage même de Dieu, reconfigurer la pureté de son attente même. Ainsi :
« C’était une tâche énorme que de prendre la parole sur la vie, sur l’autre, sur Dieu… Car notre foi est enveloppée de ténèbres mais elle risque de perdre souffle si elle ne trouve pas les mots pour la faire tenir à nos propres yeux. Dieu n’est ni d’hier ni de demain, il est là et maintenant. Les paroles de foi sont aussi pour “là et maintenant”, avec ce que nous sommes ensemble, sur le chemin. Dans le passé, pour beaucoup, Dieu a été l’Affreux, le peu recommandable, à la mesure de la mésestime envers soi-même. Comment lui rendre justice ? Comment sortir des histoires de dérision et de perversion que l’on a racontées sur lui ? Comment se libérer des souffrances camouflées sous la foi enfantine ? Comment briser “l’inusable répétition” des déçus de Dieu, des fantasmes d’un Dieu invraisemblable ? Comment trouver des mots dont la vibration résisterait dans des cœurs trop résignés ? » (p.125).
Ce sont aussi des mots de poésie, comme lui et elle en rédigent et récitent pour les diverses fêtes de vie (p.122-123).
Lui :
« Ma précieuse cavale noire,
Tes belles joues entre tes tresses
Ton cou paré pour les caresses
Me donneront un jour à boire
Debout, viens-t’en, ma surprenante,
Les pluies, les vents s’en sont allés,
Les fleurs, les chants sont arrivés
Et les brillants de l’amarante… »,
Elle :
« J’entends, je vois mon bien-aimé
Sautant les mers et les montagnes
Et le voici pour sa compagne
Au pied du mur à supplier.
Mais je te cherche au long des nuits
Dans les recoins de notre ville.
Entre mes doigts ton ombre file,
Ton pas se tait au moindre bruit… » (p.123).
Ensemble :
« Nous sommes du pays d’à côté,
de l’espace qui s’engouffre entre nous,
de la beauté qui fait sa couche dans l’écart » (p.57).
Des mots aussi de femme rappelant comment les femmes méritent d’être aimées :
« Elles rachètent l’histoire
des cultures dévoyées, des continents effondrés.
Elles lavent le sang et les crachats
pour qu’un jour le pardon soit possible.
Elles questionnent les hommes
sans être femme platinée ou maîtresse d’orphelins.
Elles questionnent les femmes
sans être mère d’une étroite maisonnée.
Elles sont étrangères en transit
mais leur exil est la terre restaurée » (p.117).
Des mots à la fois de pensée, et d’une pitié universelle et de bon sens :
« Aimer, ce n’est pas d’abord donner (ce sont les riches qui donnent), c’est partager, subir, puiser dans le dynamisme des pauvres, du peuple » (p.42-3).
Des mots, enfin, au-delà de la pensée, qui disent quel simple ami de la vie humaine le Dieu chrétien veut et peut être :
« … Dieu n’est pas jaloux de l’homme, il se réjouit de toutes nos amours, parce que c’est bien un homme, une femme, et non pas des décalques du Tout-Autre, qui marchent avec lui et vers lui »(p.160).
Marc Wetzel
Que l’amour humain marche vers ce qui le dépasse, ou simplement vers ce qu’il dépasse, tout est bien.
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