L’Ombre animale, Makenzy Orcel
L’Ombre animale, janvier 2016, 352 pages, 20 €
Ecrivain(s): Makenzy Orcel Edition: Zulma
« Entre Toi et l’enfant mal élevée, l’insoumise, il y avait un monde, que dis-je une éternité, j’appartenais à la musique du vent, elle au songe, à un lieu sans raison d’être ».
Ne serait-on pas plus vivant mort que vivant en silence dans le monde des hommes ?
C’est à cette question que Makenzy Orcel souhaite répondre, dans son très beau poème, « vers la lumière » à la fin de son texte :
« … je ne suis pas morte, je vais à ma rencontre, je t’avais prévenu, ça n’a absolument rien à voir avec une histoire, je ne ferai toujours que vomir, crier, pour ne pas m’étouffer, la parole des morts est une parole solitaire, car les vivants sont des vases vides, ils n’ont d’écoute que pour eux-mêmes… »
Un texte qui aborde la narration sans une ponctuation comme pour clamer sans s’arrêter cette histoire violente, noire et qui libère son trop-plein à chaque virgule, à chaque secousse.
Mais quelle est la part d’ombre et de lumière, la part du père et fils qui comme l’auteur se nomme Makenzy Orcel ? Faudrait-il prendre le roman à l’envers pour mieux décrypter la vie et les blessures qui nous regardent à hauteur du bas du ventre ? Faisant face aux questions auxquelles on ne peut répondre, une distance de toi à soi :
« un beau jour, sans qu’on n’ait rien demandé, deux morceaux de lune bondissent de ta poitrine, comme poussés par des mains intérieures, et ces morceaux de lune veulent qu’on les nomme seins, parce qu’ils brillent d’une autre naissance, bousculent tout, puis ça grandit, puis on a envie de les voir caressés, pétris par les lèvres et les mains avides d’un prince charmant qui n’aura jamais assez de couilles pour sortir de son univers de contes et affronter la réalité… »
L’Ombre animale se situe dans l’espace des ténèbres, l’aurore, du repentir et de l’éveil, un corps à corps avec ses absences à la vie, livré comme un livre testament. Pourtant, difficile de résumer un texte qui brouille les cartes, un texte qui commence par une voix, la voix d’une femme morte, un cri qui tombe sur le sol aride comme un brouillard et qui s’épand telle une ombre autour de chaque broussaille de la vie, sur chaque mare de sang de l’impure, dans les sillons funèbres des fautes, dans l’impossibilité d’une fuite, d’une société patriarcale stupide et implacable. Sauf peut-être, à partir des larmes des morts, sorte d’ouverture à travers laquelle se transforment en pluie les pensées, vers l’extérieur, pour redonner naissance aux vivants, puisque les hommes ignorent tout de la terre – « La terre, la nature et tout ce qu’elle renferme, était la demeure des ancêtres… » – qui ignorent tout de l’amour – « Dis-moi un seul, un seul homme qui soit incapable de violer, mentir, cogner, partir, ne plus donner de nouvelles et tout ce qu’on peut imaginer, qui ne veut pas trouver la fille dans la femme, avoir la femme ou la fille idéale, c’est-à-dire celle qui ferme sa gueule… » – pour se transformer en tempêtes qui emportent tout sur son passage, comme l’unique réalité d’un monde dévasté.
Que l’on ne s’y trompe, L’Ombre animale est un livre sur le silence, la fureur des hommes n’étant là parce que l’univers est sourd à la souffrance des autres, parce que l’éternité s’efface à notre insu. Peut-être faut-il voir dans cette phrase de l’auteur tout le sens du livre qui à l’image des hommes font toujours le contraire de ce que leur cœur leur dicte :
« Lorsque je me suis rendu compte que le silence d’Orcel n’était pas simple, comme les autres, et que peut-être il n’y mettrait jamais fin, si personne ne l’aidait à se tirer de là, il était trop tard, ils étaient déjà partis là-bas, lui, Makenzy et Toi, j’étais peut-être son seul espoir, j’ai vécu toute ma vie avec ce poids sur le cœur, si je racontais une histoire, j’aurais commencé ainsi, il était une fois dans un village au milieu de nulle part un jeune homme qui avait perdu l’usage de la parole ou avait décidé de ne plus parler après avoir vu ce qu’il n’aurait pas dû voir, mais non, je ne raconte pas une histoire, le soir de la mort de Dieu… »
Pourquoi sommes-nous si attachés à la violence et l’esprit de mort, pourquoi faut-il attendre la mort pour tout pardonner, puisque Dieu est mort ? Par ce livre, l’auteur haïtien place une Inconnue, une femme qui se glisse dans la rivière du temps des hommes mais qui reste figée dans nos rêves, comme pour nous dévoiler quelque chose que nous aurions à apprendre :
« Le silence, c’est la mort, si tu te tais, tu meurs et si tu parles tu meurs, alors dis et meurs, car ces chiens-deux-pieds ne jurent que par la haine, le sang dégoulinant de leurs babines, nous mourrons tous quoi qu’il advienne… »
C’est en somme le rôle de l’écrivain, l’attente de tout homme qui a décidé de se battre face à la soumission, d’exister « tout jours », tous les jours, pour tous, toujours, avant de sombrer dans l’inconnue.
Sinon, comme le souligne l’auteur, il est probable : « Enfin, je suis libre, un cadavre ça n’a pas de père, n’est l’esclave de personne ». Il suffit alors de reprendre sa vie là où on n’est pas certain de l’avoir laissée…
L’Ombre animale, un portrait de la société haïtienne ? Sans doute, un point de départ à l’universel, oui assurément, un extraordinaire souffle de vie, une écriture singulière, inventive et violente où l’auteur dans sa quête s’élève pour ne servir qu’une seule chose, l’écriture et la voix d’une langue entre Ombre et la lumière, entre espoir et désespoir, entre Animalité et humanité.
« Un jour tu partiras au bout du monde, sans jamais donner de nouvelles, pour répondre à l’appel de l’inconnu, ou parce que la vie des enfants devenus adultes ne se passe pas près de leur mère, je serai donc seule dans une maison vide à espérer un retour impossible, à me souvenir de tes premiers pas, tes premiers mots, je t’attendrai pendant tant d’années que j’aurai voulu ne pas les voir passer, beau me rabattre sur des étincelles, redonner un sens à mes jours et mes nuits qui prendront la forme d’un immense trou sans fond où s’engouffrera mon corps, tu pourrais bien te trouver une femme et faire des enfants, devenir quelqu’un de bien, un voyou de grand chemin ou être déjà mort enterré depuis longtemps, je n’en saurais rien, l’attente serait ma seule rédemption, puis un jour, qui sait, je n’aurais plus aucune envie d’entendre parler de toi, de conserver les empreintes que tu auras laissées dans tous les recoins de la maison, ton odeur, tes vêtements, tes photos avant qui égayaient ces murs, tout ce qui serait susceptible de témoigner de ton existence, d’espérer, mes cheveux blancs et mes plis seraient autant de réminiscence d’une jeunesse folle, éperdue, perdue, autant de signes annonciateurs de la fin, de notre fin à tous les deux… »
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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