L’Ombre animale, Makenzy Orcel
L’Ombre animale, janvier 2016, 352 pages, 20 €
Ecrivain(s): Makenzy Orcel Edition: Zulma
Ceci n’est pas « une » histoire
Entrer dans le monde de Makenzy Orcel, cela suppose de renoncer à nos repères habituels : au partage clair et rassurant entre profane et sacré, entre quotidien et rituel, entre culpabilité et innocence, entre amour et haine, entre vie et mort, entre présent et passé… car on ne cesse de franchir les limites de l’un et de l’autre, en permanence en équilibre dans un monde qui nous semble parfois incompréhensible et improbable, à la fois fascinant et chaotique, confus et terriblement cohérent. Bien trop cohérent dans ce qu’il nous renvoie du monde, de celui de « là-bas » comme de celui « d’ici » (où que soit cet « ici »).
C’est qu’il y a à la fois beaucoup de violence et d’innocence, d’arbitraire et de fatalité dans le récit de misère qui se livre page après page, figure après figure, personnage après personnage… Car ce « récit » est d’abord un récit de personnages. Ces personnages pour nous étrangement nommés (Makenzy, Orcel, Toi…) dont les voix se font écho, croisant leurs rythmes, leurs ombres, leurs douleurs et leurs rêves. Il y a d’abord la narratrice, morte et sans nom, qui s’est suicidée et en profite pour libérer la parole que chacun tient recluse ou fait exploser.
Une parole devenue ou redevenue libre qui dit les choses, détachée des jugements hâtifs ou partiaux tout en n’hésitant pas ce qui est, visible ou caché, sans ambiguïté, sans emphase ou dramatisation artificielle non plus. Elle nous conte d’abord sa famille : Makenzy, le père monstrueux dans sa brutalité comme dans ses illusions et sa rage d’en sortir, dans ses amours comme dans ses mépris, dans son autorité comme dans sa soumission ; Toi, la mère toujours effacée, acceptant le pire toujours attendu, inévitable, survivant dans une soumission au monde, en retrait mais toujours présente et attentive ; Orcel, le frère qui s’est installé depuis toujours dans le silence et la contemplation, présent par son absence, bavard par son silence. Autour de cette « famille », d’autres personnages nous disent d’autres visages de ce monde, le Maître d’école, l’Envoyé de Dieu, l’Inconnue, le Gamin, l’Inconnu… et les Loups, ceux qui ont le pouvoir de vie et de mort sur tous parce qu’ils ont le pouvoir de l’économie ou de la politique. Les Loups dont la menace ne cesse de peser sur chacun, sur les jours comme sur les nuits, sur les coins perdus dans la montagne comme sur la ville.
Au travers des personnages et des situations, un semblant d’histoire se construit qui nous révèle une sorte de biographie secrète de chacun, dans un style que l’on peine à qualifier et qu’il est sans doute vain de chercher à qualifier ou catégoriser. Une parole vive, puissamment orale, dont le rythme, les ruptures, les envolées, l’humour font lever tout un monde d’images qui bousculent le lecteur, d’un réalisme cru et d’un baroque désespéré tout à la fois. Les mots semblent toujours manquer pour tout dire. Pour dire tout ce qu’il y aurait à dire. La narratrice nous avait avertis dès le début, « je te le dis tout de suite, ce n’est pas une histoire », et nous le rappelle à la fin, « je t’avais prévenu, ça n’a absolument rien à voir avec une histoire ». En effet, même si l’on finit par y trouver une sorte d’histoire, celle de quelques vies qui tentent d’échapper à la vie telle qu’elle est. On peut s’immerger dans cette lecture et se retrouver plutôt face à un tableau, une succession de tableaux qui nous répètent chacun ce monde que nous ignorons, que nous ne voyons qu’au miroir de nos ambigus élans humanitaires ou politiques, de nos exotiques curiosités.
Une tournure de langue devenue lieu commun nous parle souvent de la « voix » des écrivains pour tenter de caractériser leur style. Une chose semble claire ici, c’est que parler de voix semble plus que jamais justifié. C’est à haute voix que l’auteur nous écrit. Pour autant qu’il nous écrive, qu’il s’adresse à nous en particulier. C’est plutôt tout un monde qui se dit à haute voix, un monde auquel l’on impose surtout le silence, ou que l’on recouvre toujours d’autres voix, plus officielles, plus trompeuses. Une voix fleuve, emplie de colère, d’ivresse, de violence, de rage de vivre et de survivre, une voix qui sait aussi jouer et qu’il appartient à chacun d’entendre. Sans tarder.
Marc Ossorguine
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