L’œuvre de Marguerite Duras
Entrez, entrez encore une fois dans l’œuvre de Marguerite Duras.
Par n’importe quelle porte.
Entrez-y.
Maintenant je vous laisse.
Vous ne voulez pas ?
Alors je vais parler. Non, pas parler : murmurer. Inventorier ce que je touche dans l’œuvre au fur et à mesure que mes mains le touchent. Inventorier comme un enfant compte avant de partir chercher celui qui s’est caché ; comme nous comptons dans la vie avant de vérifier que les êtres que nous aimons sont toujours là, et, quand ils ne sont plus là, avant de les débusquer dans leur silence comme s’ils se tenaient, immobiles et avec leur taille et corpulence d’enfant, derrière un arbre pour jouer ; mais ce n’est pas pour jouer et nous le comprenons tout de suite et ça nous fait peur vraiment peur.
Voilà, je suis juste à côté de vous, à côté du silence que vous êtes pour moi à cet instant précis. Et je murmure.
Il y a l’odeur des fleurs. Si forte. « L’enfant, immobile, les yeux baissés, fut seul à se souvenir que le soir venait d’éclater. Il en frémit. – L’odeur des magnolias est si forte, si vous saviez. – Je sais ». « De l’extrémité nord du parc, les magnolias versent leur odeur qui va de dune en dune jusqu’à rien ». Le vent fait voyager cette odeur, qui est partout. C’est déjà le souvenir précis d’un moment. « Sur les paupières fermées de l’homme, rien ne se pose que le vent et, par vagues impalpables et puissantes, l’odeur du magnolia, suivant les fluctuations de ce vent ». Et les gens ont aussi, parfois, une odeur qui est l’odeur des fleurs, et l’écriture est là pour le leur dire : « Je l’ai embrassée dans ses petites rides, sur ses paupières fanées et le long de son front, au bord de ses cheveux, là où elle ne sait pas qu’existe l’odeur d’une fleur ».
Mais, plus que l’odeur, il y a ce qui peut être vu. C’est ce qu’on appelle, ce qu’on a appelé le monde. C’est en tout cas tout ce qui existe. Car ce qui est sûr, c’est qu’être regardé c’est exister. C’est être arraché doucement du terreau acide du silence, du lointain, de l’indéfini, de l’indifférence etc., et on cache nos racines avec de la terre (pour les faire vivre) dans un beau vase bleu un peu ébréché, près de la fenêtre, et nos fleurs et nos feuilles embellissent la maison, et l’idée de notre odeur embellit la pièce où nous sommes, même si c’est pour très peu de temps. Vivre, toujours c’est pour « être un peu soulevé dans le regard des autres », comme l’écrit Ariane Dreyfus dans La lampe allumée si souvent dans l’ombre.
Regarder quelqu’un, ce n’est jamais tout à fait le regarder. C’est plus. Le regard est amoureux. C’est le toucher. Le toucher avec sa peau nue. Car le regard est nu : « […] et aussi […] la rue de Londres si étrangement belle, lisse, pure de tout détail, aussi nue que le regard ». Regarder quelqu’un, c’est prendre son aura dans ses mains pour la poser sur son ventre, pour la chaleur de l’aura : « Je lui demandais de traverser la place, derrière la grille de… afin qu’une fois je puisse l’apercevoir dans le jour. Il passait donc chaque jour devant cette grille, les yeux baissés, il se laissait regarder par moi ». Regarder quelqu’un, c’est comme toucher sa peau nue sans que jamais personne ne le sache ; c’est, oui, comme caresser non pas comme c’est caresser une peau nue en secret ; sans rompre le secret, ou alors il y a échange de regards, il y a aveu, et ainsi le secret peut être rompu, rompu comme un pain, pour être partagé ; car le « secret », c’est le désir : désir du monde et désir d’être désiré – dans le même mouvement – par lui.
Bien sûr, dans cette dynamique-là, on n’espère jamais n’importe quel regard. On veut un regard en particulier. On veut le regard de celui qu’on espère : on veut le regard de l’amoureux : « Un jour l’été finira. La mémoire vous en vient parfois dans le plein soleil de la plage à travers la transparence des rouleaux de vagues. Quand parfois l’été est à perte de vue répandu, si fort, si blessant, ou sombre, quelquefois illuminant, quand par exemple vous n’êtes pas là, et que je suis seule au monde ».
Et quand ce regard on l’obtient, on est vivant d’une vie heureuse. Car on est protégé de l’inconnu, car on est protégé de la mort, car on est protégé de la peur, même si on sera dans l’inconnu, même si on va vers la mort, même si on aura peur, l’instant d’après. Quand on est regardé, vraiment regardé, on est protégé de cette phrase, de ce qu’elle peut avoir de menaçant : « […] sa vie qui avance chaque jour, chaque nuit vers un inconnu à venir à lui seul destiné ».
Mais, parce que le regard est désir, forcément, quand il est vrai regard, parce que le désir ne s’échappe pas de l’amour, parce qu’il y est enfermé comme le cœur brûlant d’un petit oiseau vivant dans une sculpture, un regard, ce peut être violent : « Il la regarde. Arrêté devant elle il la regarde. Elle doit voir quelque chose de la violence du regard. Elle cherche la destination de cette violence, elle s’étonne, elle demande : – Qu’est-ce qu’il y a ? – Je vous regarde ».
Je vous regarde : il n’y a rien d’autre. Pas seulement pour les humains. Pour toute chose, il n’y a rien d’autre. Même ce qui n’est pas une « chose ». Même ce qu’on ne peut pas voir, seulement sentir ; même le vent : « […] il avait regardé derrière lui, d’où venait le vent tellement il était fort, ce vent, tout d’une pièce, tellement fort il était qu’on aurait dit qu’il avait changé de sens, qu’il venait des forêts, d’on ne savait quel inconnu, qu’il avait quitté le ciel ici de l’océan pour l’inconnu d’un autre temps. Oui, c’était ça qu’il regardait : le vent. Le vent qui s’était sauvé sur la mer, une plage entière de vent qui volait au-dessus de la mer ».
Une couleur, une mer, un feuillage ne vivent pas s’ils ne sont pas regardés. « Et puis la jeune fille a posé l’enfant et ils sont allés sur le dernier banc de sable avant la Seine, le fleuve elle avait dit, il continuait à couler dans la mer avant de disparaître. Elle lui avait dit de regarder la couleur de l’eau, verte ou bleue. L’enfant avait regardé ». Une couleur, une mer, un feuillage ne sont pas en grâce s’ils ne sont pas regardés : « On voudrait que tout fût de la grâce de cet enfant qui pleure. C’est celle de la mer lorsque cet enfant la regarde ». Vivre être en grâce.
Et regarder, toujours, c’est se taire. Être tout entier vivant dans son regard vivant. Ne pas avoir le temps, le loisir de faire des phrases, d’entretenir une conversation, énoncer des idées. Regarder, pour Duras, c’est écrire.
Car écrire, ce n’est pas pour parler. Écrire, c’est pour se taire : « Toute sa vie elle a parlé très peu, […] elle trouvait que la parole était bruyante, menteuse et qu’elle, elle avait choisi le silence de l’écrit ». Et Blanchot d’ausculter cette phrase, sans le savoir, avançant que la parole elle-même peut avoir « le privilège du silence ». C’est le sens des « paroles de Bartleby l’écrivain, opposant à toute demande de son maître la réponse : “Je préférerais ne pas le faire” ». Et, conclut Blanchot dans « Le paradoxe d’Aytré » (in La Part du feu), « [s]e taire n’est pas toujours le meilleur moyen de se taire. C’est déjà la raison pour laquelle Pascal affirmait que le silence, lui aussi, est impur ». Voilà pourquoi écrire.
Se taire. Ou parler pour soi, seul mais en même temps pas seul, étant avec son regard cousu aux choses. Aux choses de la nature, à leur renouvellement infini dans la musique des vagues picorée (par le silence, les oiseaux, les saisons ; par les bateaux, les surfeurs, les pas des marcheurs dans le sable ou la vase). À leur mouvement même quand elles sont immobiles, car le vent, douceur ; parler pour soi ainsi, pendant que le monde vit tout seul, en se donnant l’illusion d’être ce-qui-est-ensemble. Parler pour soi ainsi, c’est se taire. Et écrire et se taire c’est pareil, on l’a dit.
Écrire, se taire, c’est-à-dire d’abord… D’abord s’étirer. S’étirer : « Il s’étire […] ». Puis : « [il] reste un moment immobile face à la mer, se retourne sur lui-même et regarde une fois de plus les stores blancs devant les baies illuminées. Puis il se relève, prend un galet, vise une de ces baies, se retourne de nouveau, jette le galet dans la mer, s’allonge, s’étire encore et, tout haut, prononce un nom ». Prononcer un nom, loin de tout, pour soi seul, pour l’« embrass[er] […] dans [s]on esprit et dans [s]on corps », et avec ce nom, le visage et le corps de quelqu’un : écrire.
Prononcer un nom, c’est-à-dire prononcer sans chercher à comprendre, car un nom, ça n’a pas un sens que l’on comprenne, un nom existe, point. Prononcer un nom, pour qu’il trouve un sens ensuite : « J’écris aussi des choses que je ne comprends pas. Je les laisse dans mes livres et je les relis et alors elles prennent un sens ». Pour que la vie et ses êtres trouvent un sens ensuite. Et Rutger Kopland d’écrire, quant à lui : « Si on trouve des obscurités dans un poème, on a tendance à demander au poète des éclaircissements. Mais ici le poète n’a pas cherché à dire ce qu’il savait. Il s’en est détourné pour capter ce qu’il ignorait. Il s’est avancé ligne à ligne dans ce qu’il y avait en lui d’inconnu. C’est le poème qui peu à peu le lui dévoilait ».
Prononcer un nom c’est-à-dire (car c’est la même chose) prendre un galet et le jeter dans la mer, c’estaussi être dans une chambre. C’est être au soir, et franchir le seuil d’une maison, car, il y a les chambres, et dans les chambres, c’est là ; c’est là que se sont « tellement tellement […] faits les livres et l’amour ». C’est plus que « commenc[er] à bouger », « marcher vers les murs », et « cherch[er] des portes imaginaires ». C’est vraiment entrer dans une maison, dans la maison, dans sa maison. C’est-à-dire dans une maison que l’on a faite entièrement. Une incursion dans le journal d’Anaïs Nin, à la date du 21 juillet 1933, pour saisir cette idée : « Le soir. Pénétrer dans la maison, c’est pénétrer dans le crépuscule, dans les couleurs crépusculaires, dans les tons du soleil couchant, dans la musique, le parfum, la quintessence de l’exotisme, c’est pénétrer dans un sexe gorgé de miel, dans un palanquin de coton, dans de la fourrure, dans l’harmonie. Je suis restée sur le seuil et j’ai vécu ce miracle. J’avais oublié que c’était moi qui avais fait la maison. J’étais ensorcelée, comme si elle avait été l’œuvre d’un autre. Une caresse de couleurs et de tissus, un hamac ».
Matthieu Gosztola
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