L’Œil immuable, Oskar Kokoschka (par Charles Duttine)
L’Œil immuable (Articles, conférences et essais sur l’art), Oskar Kokoschka, avril 2021, trad. allemand, Régis Quatresous, 456 pages, 25 €
Edition: L'Atelier ContemporainA l’école de la peinture
C’est un plaisir étrange que de fréquenter les œuvres des grands peintres. On y découvre toutes sortes d’univers, des créations marquées par un tempérament, ou encore des visions du monde où le regard joue un rôle essentiel. On apprend, avec eux, à voir ce qui nous entoure, nous qui sommes si souvent borgnes ou franchement aveugles en ce monde. C’est une riche école où il est question de formes et de vibrations, de lumières, de contrastes ou du feu intérieur des couleurs. Les peintres savent nous suggérer l’impalpable, l’intelligible ou le presque rien. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
C’est ce à quoi l’on pense en lisant la publication des éditions L’Atelier contemporain, L’Œil immuable, ouvrage qui réunit des textes d’Oskar Kokoschka parus entre 1910 et les années 60. On y découvre que le grand artiste autrichien ne fut pas simplement peintre, contemporain de Klimt, acteur de l’expressionnisme naissant dans la Vienne du début du XXème, mais qu’on lui doit aussi une œuvre littéraire assez fournie. Des récits autobiographiques, des textes purement littéraires (poèmes et drames), des écrits politiques et des essais sur l’art. Ce sont ces derniers que rassemble l’ouvrage L’Œil immuable.
Qu’un peintre écrive, son propos ne peut qu’être intéressant, et qu’il écrive sur la création esthétique et d’autres peintres que lui-même, on s’attend à des considérations mûrement réfléchies, lucides et pertinentes. « Parler de peinture est impossible » disait Francis Bacon, ce livre en est une sorte de démenti.
Ce qu’il ressort, entre autres, de ces textes, c’est que l’artiste est celui qui sait voir. Il ne se contente pas de regarder passivement mais il voit d’une façon pénétrante. Entre ces deux termes « voir » (Sehen) et « regarder » (Gaffen), il existe, écrit Kokoschka, « la même différence sidérale entre le don du visionnaire et la réaction de la plaque photosensible du photographe ». Il convient pour Kokoschka de réapprendre à voir, de prendre de la distance avec notre civilisation techniciste obnubilée par la pensée abstraite et de s’inspirer des cultures comme les Grecs qui pensaient en images. D’ailleurs Kokoschka, qui fut enseignant notamment à Dresde et à Salzbourg, professait à ses élèves des « cours d’observation » afin de saisir ce qu’il appelait « le miracle du monde visible ».
D’autre part, l’artiste est présenté comme un « caractère ». Dans une formule simple mais forte, il écrit : « L’artiste doit avoir du caractère et rester un caractère ». Il met en forme la réalité cherchant à révéler l’être humain dans sa profondeur. Plusieurs analyses de tableaux sont intéressantes à cet égard. Dans l’un des textes, Kokoschka rapporte son étrange visite à Munich, récit écrit juste après la guerre dans une ville désertée et dévastée par les bombardements. Il se rend à la Pinacothèque épargnée par la folie destructrice et vient contempler le tableau d’Altdorfer, La Bataille d’Alexandre (1529). Ce qui le frappe dans le grouillement des combattants, c’est le visage de Darius, le perdant de cette bataille. Une tête d’épingle dans ce magma, mais où l’on discerne « l’œil de Darius, le regard de l’homme défait ». « Sans prévenir, écrit-il, ce regard m’a tiré brusquement du rêve éveillé que les autres nomment leur quotidien ».
Heidegger, dans son célèbre essai L’Origine de l’œuvre d’art, à propos de l’œuvre de Van Gogh représentant des souliers de paysan, a montré que la création esthétique est au-delà de la valeur « beauté » ; elle est loin de toute reproduction mimétique du réel. L’art est vu comme « dévoilement » du monde âpre du paysan, de la dureté de sa vie, de son opiniâtreté, de ses muettes inquiétudes et de ses joies. Kokoschka le dit également à sa façon, lors d’un discours dans la Westerkerk d’Amsterdam à propos de Rembrandt et l’un de ses multiples autoportraits – l’on sait que Rembrandt a produit un nombre considérable d’autoportraits, toute sa vie il s’est observé. « C’est l’homme, écrit-il, qui nous regarde depuis ces tableaux ; ce n’est pas un type, un héros, ni une figure idéalisée… c’est toujours l’homme ».
Un autre intérêt de l’ouvrage est sa dimension polémique. À plusieurs reprises, il critique l’art abstrait. C’est une « mode », selon lui, qui fait de la vie une « nature morte » (cette dernière formule est employée en français et maintes fois répétées). Mais, plus profondément pour lui, c’est le reflet d’une société technique qui privilégie l’abstraction mathématique au détriment de l’homme. Kokoschka juge même la propagation de cet art non figuratif comme un phénomène « inquiétant » en bannissant ainsi la figure humaine ; cette évolution ne peut conduire que vers « un désert inhumain », terreau complice des catastrophes du XXème siècle.
Bref, on comprendra que les intérêts de ce livre sont multiples. Celui que l’hitlérisme catalogua parmi les « peintres dégénérés » offre ici une pensée solidement construite, riche, ample et profondément parlante pour nous aujourd’hui.
On ajoutera que la traduction de ces textes de l’allemand et de l’anglais par Régis Quatresous est précise et documentée, que la préface d’Aglaja Kempf de la Fondation Kokoschka est éclairante et que comme toujours l’édition par L’Atelier contemporain se distingue par sa qualité. Enfin, une exposition sur Oskar Kokoschka est prévue au musée d’art moderne de Paris, fin 2022. La lecture de cet ouvrage est une belle manière de préparer sa future visite.
Charles Duttine
Né sous l’empire austro-hongrois, Oskar Kokoschka (1886-1980), digne de figurer parmi les grands témoins du siècle dernier, est l’auteur d’une incommensurable œuvre de peintre et d’écrivain.
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