L’œil du Quattrocento, L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Michael Baxandall (par Charles Duttine)
L’œil du Quattrocento, L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Michael Baxandall, Gallimard, coll. Tel, janvier 2020, trad. anglais Yvette Delsaut, 240 pages, 14,50 €
Contempler une œuvre d’art
Dans Rome, Naples et Florence, Stendhal rapporte son arrivée à Florence. C’était en 1817. Son cœur, nous dit-il, « bat avec force » à l’approche de la cité des Médicis, là où vécurent les grandes figures de la Renaissance. Il se sent profondément ému, « hors d’état de raisonner » et se livre à sa folie « comme auprès d’une femme qu’on aime ». Un curieux trouble qui resurgira lors de sa visite de la ville et des chefs-d’œuvre qu’elle contient. On se prendrait volontiers pour Stendhal lorsqu’on ressent une émotion aussi intense à contempler les grandes peintures, notamment celles du Quattrocento, Fra Angelico, Masaccio, Botticelli, Piero della Francesca et autres…
D’ailleurs, que contemplons-nous dans une œuvre d’art ? La question n’est pas un sujet de philo au bac mais elle interpelle quiconque fréquente de telles œuvres. La vie est faite d’une succession de sensations toutes aussi éphémères les unes que les autres. Un sourire esquissé est voué à disparaître, la beauté d’un visage est condamnée à flétrir, le charme de toutes choses possède un je ne sais quoi de fugace.
Seuls les artistes et ceux du Quattrocento réussissent à rendre à toutes ces apparences fugitives une petite forme d’éternité. Ils idéalisent et fixent ce qui est fugace. L’œuvre nous conduit à cette « contemplation sans fin » dont parle le philosophe Alain.
Tous ceux qui peuvent nous éclairer sur le regard à porter devant l’art sont les bienvenus. Ainsi en est-il de l’ouvrage de Michael Baxandall intitulé bien heureusement L’œil du Quattrocento et consacré à la peinture dans l’Italie de la Renaissance. L’auteur fut un historien de l’art. Il enseigna à Londres et à l’université de Berkeley. L’ouvrage L’œil du Quattrocento rassemble l’essentiel de ses cours londoniens.
La thèse du livre est la suivante. Une œuvre d’art est indissociable des conditions culturelles qui l’ont vu naître. Une relation dialectique unit l’œuvre et son époque. Pour saisir pleinement une œuvre du XVème siècle, il convient de connaître l’environnement social du créateur et inversement l’étude d’une œuvre nous permet de mieux comprendre l’époque. « L’histoire sociale et l’histoire de l’art forment un tout », écrit Michael Baxandall.
Dans un premier temps, l’auteur montre qu’au XVème siècle, l’œuvre ne peut être dissociée du processus du marché de l’art. Les peintures, comme il l’écrit, sont « des fossiles de la vie économique ». Elles sont le fait de commandes par un mécène avec des demandes précises. De nos jours, nous avons vécu une révolution copernicienne, le marché tourne autour de l’artiste, de sa « patte » et son style. Au XVème, c’est le donneur d’ordres qui marque ses exigences. Et l’auteur de relever des formes de contrats qui lient peintres et commanditaires où sont notés la date de livraison, le sujet avec dessin préalable, les couleurs à employer (par exemple, le fameux bleu outremer, la couleur la plus précieuse après l’or et l’argent). Certains contrats stipulent le montant de l’acompte, le solde et la garantie décennale pour se protéger de toute malfaçon ! Est acheté également le savoir-faire du peintre, son « pinceau ». Art et artisanat se voient donc profondément imbriqués au Quattrocento.
Dans un second temps, et c’est le passage le plus intéressant du livre, l’auteur analyse le lien entre la culture de l’époque et ce qui advient sur la toile. La façon dont les couleurs sont perçues, l’importance des sciences notamment la géométrie et l’optique, le sens des volumes et des proportions, la valeur et le sens des gestes… tout cela se retrouve dans les œuvres. Les œuvres sont donc parlantes pour les hommes du Quattrocento. Ils perçoivent à partir de valeurs préalables et de catégories complexes dont on n’a pas idée aujourd’hui.
Michael Baxandall analyse ainsi quelques exemples pertinents et spectaculaires, soulignant « l’équipement culturel » avec lequel les hommes de la Renaissance abordaient une œuvre. Pour une scène comme l’Annonciation, l’un des poncifs de la peinture du XVème, l’auteur se réfère aux sermons de l’époque (ceux de Fra Roberto) qui distinguaient la diversité des sentiments ressentis par la Vierge à l’annonce qu’elle a été choisie. La Vierge recevant l’archange Gabriel passe par différents stades : elle connait un trouble (Conturbatio), des réflexions (Cogitatio), des interrogations (Interrogatio), une soumission (Humiliatio) et enfin du mérite (Meritatio). Chacun des tableaux d’Annonciation que l’on connaît parmi les plus célèbres mettent l’accent sur l’un de ces aspects ; Fra Angelico soulignant dans les traits de la Vierge, l’Humiliatio, Botticelli la Conturbatio et Piero della Francesca exprimant Cogitatioet Interrogatio.
D’autres exemples suivent montrant cette culture des hommes de la Renaissance. Familier des mathématiques, de la géométrie et de ce qui relève des proportions, ils avaient le compas dans l’œil si l’on peut dire. Aussi, abordaient-ils aisément un tableau portant la trace de processus analogues. On pense à Léonard de Vinci et à son « Etude des proportions du visage humain », ou encore « L’homme de Vitruve ».
On voit donc que l’intérêt et non des moindres de l’essai de Michael Baxandall est de nous inviter à contempler une œuvre d’art dans toutes ses nuances, avec un sens de la délicatesse et de la patience. C’est aussi à un voyage dans une autre culture qu’il nous convie, exigeant de notre part, modestie et attitude oblative. On se voit également amené à suivre l’aphorisme de Valery selon lequel « la beauté est dans le regard », un regard à rajeunir auprès des hommes de la Renaissance.
Pour achever de convaincre quiconque serait tenté d’ouvrir cet ouvrage, l’on ajoutera que ce livre comporte un dossier iconographique très riche et soigné en rapport avec les œuvres commentées.
Charles Duttine
Michael Baxandall (1933-2008), professeur et historien de l’art américain d’origine britannique, a enseigné à l’Université de Californie à Berkeley, à l’Institut Warburg et à l’Université de Londres. Il a été conservateur du Victoria and Albert Museum et a reçu le prix Aby Warburg en 1988.
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