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L’œil de tous les yeux, Bérénice Constans

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret 28.11.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arts, Essais, Fata Morgana

L’œil de tous les yeux, novembre 2017, 96 pages, 16 €

Ecrivain(s): Bérénice Constans Edition: Fata Morgana

L’œil de tous les yeux, Bérénice Constans

 

Histoires de l’œil

 

Poétesse et peintre, Bérénice Constans apprend à voir, renverse les règles de la peinture (mais pas seulement) afin d’apprendre au lecteur ce qu’il y a dedans. Il faut parfois des stratégies et, avant d’entrer en ce qu’on nomme art, passer par d’autres surfaces. Mais non sans de multiples précautions que souligne la « narratrice » de L’œil : « Se servant de l’entrelacs de branches tombantes pour mieux se dissimuler, elle observait la tache sur le mur, en se mordant nerveusement la lèvre. Plusieurs fois de suite, elle ouvrit et ferma les yeux, en essayant de s’arracher à̀ sa vision. Mais, il y eut en elle comme une cassure. Elle n’osait plus bouger, de peur de découvrir de nouvelles taches », et ce avant un ébranlement : « L’obscurité́ allait s’abattre sur elle en une pluie de cendres noires ». Mais les taches demeurent, comme la peinture (du moins celle de Bérénice Constans), entre réalité et onirisme.

Chez elle, au descriptif bucolique se substitue un radicalisme qui n’a rien pour autant de conceptuel. Mais l’écriture comme la peinture de la créatrice évite de mariner dans l’approximatif surtout lorsque tout pourrait sembler flou. Par vignettes, lieux et moments se succèdent : la nature règne peut-être en maîtresse mais les chatons des peupliers ne sont sans doute pas loin de la poussière de sucre des gaufres et crêpes d’une fête foraine. Bien que l’artiste ait soin d’éviter toute anecdote picturale.

L’œuvre fait le lit d’un regard proche sur ce qui fut et se défait. L’univers se métamorphose par un langage précis et doux. Le murmure des images de l’auteur et de l’artiste touche de manière étrange : physique et abstraite là où se perçoit un regard neuf et croisé. La sécrétion d’émotions les plus simples y est prégnante. La vie bat sans virus de mort mais en pulsion par déplacements qui font œuvre de discrétion.

Bérénice Constans déplace les lignes de fuite, les rapproche en successions de moments. Le sujet n’est pas seulement la peinture mais sur le processus de création dans laquelle – il faut toujours rappeler – l’idée est secondaire. Seule la perception visuelle, dans sa fragilité́, est essentielle. Les opérations rétiniennes devancent non seulement tout paysage mais toute idée. C’est seulement par ce biais que l’art ne fabrique pas de représentation du réel mais tend à représenter la pensée au sein du réel. Si bien que l’illusion n’est pas là où on l’imagine.

La créatrice rappelle implicitement que si nous cultivons le monde en idées, c’est parce que nous estimons que la pensée l’ensemence. Mais c’est bien là l’erreur suprême d’un platonisme boiteux. Si bien que la représentation dont use l’art n’enferme pas le réel dans l’image que la pensée s’en fait, mais forme l’image de la pensée, qui, en se réalisant, virtualise le réel.

Penser est donc une image. Elle devient l’espace de la pensée, sur un bord, entre le corps et le dehors, à mi-lieu des deux « biens » ou si l’on veut être nihiliste au milieu de nulle part, comme le point de fuite où s’artificialise le rapport de l’être et du monde. Comme l’écrit dans sa préface Louis-Combet : « Nous apprenons ce que vraiment voir veut dire alors que l’obscurité affleure à la surface des yeux : percevoir et recevoir pleinement, tel un nouveau-né ou un animal capable de saisir ce qui est et plus ce qui semble être ». Bref, Bérénice Constant enseigne comment ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Et surtout leurs yeux.

 

Jean-Paul Gavard Perret

 


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A propos de l'écrivain

Bérénice Constans

 

Bérénice Constans est une peintre de la chair et de l’âme mais où celles-ci n’apparaissent pas telles quelles. La créatrice a fait plus qu’illustrer, entre autres, l’œuvre de Claude Louis-Combet (Unité zéro, Terpsichore et autres riveraines), mais aussi André Pieyre de Mandiargues (Les Rougets). Elle livre ici son art poétique.

 

A propos du rédacteur

Jean-Paul Gavard-Perret

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Domaines de prédilection : littérature française, poésie

Genres : poésie

Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Fata Morgana, Unes, Editions de Minuit, P.O.L


Jean-Paul Gavard-Perret, critique de littérature et art contemporains et écrivain. Professeur honoraire Université de Savoie. Né en 1947 à Chambéry.