L’œil de la nuit, Pierre Péju (par Catherine Dutigny)
L’œil de la nuit, octobre 2019, 432 pages, 22 €
Ecrivain(s): Pierre Péju Edition: Gallimard
Dans le petit livret qui accompagne son dernier livre, Pierre Péju explique comment, en effectuant des recherches pour un roman qu’il souhaitait situer aux USA à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, il a découvert « par hasard » l’existence d’Horace W. Frink (1883-1936), psychiatre, adepte de l’hypnose, puis dès 1910, pionnier de l’introduction de la technique freudienne de psychanalyse en Amérique. La période sur laquelle il s’apprête à écrire est celle de tous les changements, économiques, culturels, technologiques, celle de tous les espoirs et de tous les possibles en matière de médecine. Une période aussi exaltante aux USA que singulièrement morbide en Europe avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, puis par un mouvement de balancier, celle d’une débauche d’extravagances pendant les années folles sur le vieux continent alors que les lois sur la prohibition dès janvier 1919 tentaient de « moraliser » la société et freiner les violences conjugales outre-Atlantique.
L’ambition avouée de l’auteur est donc de brosser, en arrière-plan de la biographie romancée d’Horace W. Frink, les chambardements sociétaux qui marquèrent l’entrée de la vieille Europe et de la jeune Amérique dans les Temps modernes. Mais évoquer la vie d’Horace W. Frink, voire la réinventer, étant donné le peu d’éléments biographiques parvenus jusqu’à nous, est une affaire des plus délicates. Certes l’homme est connu pour avoir eu sa petite heure de gloire lors de la sortie en 1918 de son livre Morbid fears and compulsions, qui rencontra un vif succès auprès d’un large public américain. Cette célébrité fit ensuite place à l’oubli jusqu’à ce que son nom réapparaisse au centre du Freud Bashing, le père fondateur de la psychanalyse ayant lui-même analysé Horace Frink à Vienne, et cette analyse ayant été un fiasco total.
Pierre Péju se défend d’avoir voulu relancer la polémique sur ce sujet précis dans son roman. Son approche est, dit-il, littéraire, « sans thèse ni jugement », et Sigmund Freud est traité comme tous les autres personnages, de manière totalement triviale et romanesque. Il en est de même pour Jung et Ferenczi, lors de leurs brèves apparitions.
Doit-on s’en réjouir ?
Les deux premières parties du roman dont la seconde consacrée à l’enfance, la jeunesse jusqu’en 1909 de Frink, tiennent leurs engagements et toute la personnalité complexe et tourmentée du jeune médecin, ses tendances maniaco-dépressives (mélancoliques) sont éclairées par une accumulation de détails, de scènes d’une vie familiale chaotique, marquée par des drames et des abandons. Pierre Péju, dans un style fluide, sémantiquement très riche et imagé, suggère plus qu’il ne démontre. Il crée des ambiances propices à l’éclosion d’angoisses, de nuits d’insomnies où le jeune Frink « ne fermera pas l’œil de la nuit », évoque avec finesse sa vocation de chirurgien contrariée par la perte de l’usage d’un doigt, comme il ménage avec tendresse quelques figures charismatiques, celle de Doris l’amie d’enfance, puis la première femme aimante et compréhensive d’Horace, ou celle du docteur George Westlake, le grand-père formateur à l’humour salvateur. Le rêve américain de réussite dans un pays en voie d’industrialisation, incarné par la figure paternelle, est mis à mal lors d’un stupide incendie qui hantera à jamais l’existence de Frink. Réussites et échecs indissociablement liés chez un être qui peut être tour à tour brillant, séducteur, alcoolique, falot et dissimulateur.
Puis, à partir de la troisième partie, le roman qui aborde de manière plus frontale la « révolution » freudienne par le biais du voyage à New-York en 1909 de Freud, Jung et Ferenczi, se traîne en longueur, enchaîne les saynètes qui n’apportent rien de pertinent sur les différents protagonistes, qui morcellent le récit et vouent à l’échec la tentative d’illustrer de manière synthétique les profondes mutations de ce début de siècle. En découvrant, in situ, un Freud souvent agacé, grincheux, superstitieux, traitant les gens avec dédain, voire mépris, comprend-on mieux l’homme, l’époque, son œuvre, l’apport de la psychanalyse dans une Amérique pétrie de puritanisme ? Quant à la liaison de Frink avec l’une de ses patientes, Angelica Bijur, femme excentrique, névrosée et immensément riche, elle est narrée de manière suffisamment lisse pour laisser le lecteur dubitatif sur la passion dévorante qui conduira Frink à se séparer de sa femme légitime. La dimension manipulatrice de cette maitresse et le rôle de la psychanalyse dans les hauts et les bas de leurs rapports amoureux, sont suggérés mais non approfondis.
On se prend à souhaiter que le roman s’emballe et l’on espère en vain l’affrontement de tous ces personnages. Freud et Jung sur le plan des idées, des théories, Horace, Doris et Angelica sur le plan sentimental et sexuel. On aimerait que le « ratage » de l’analyse de Frink par Freud devienne un élément de réflexion, mais aussi de recul par rapport à l’engouement parfois aveugle et erroné pour la psychanalyse en ce début de XXe siècle aux États-Unis. Rien à faire, Pierre Péju botte en touche. Il gomme les aspérités, noie le lecteur sous un flot d’informations et de petits événements parfaitement secondaires, accumule les références anecdotiques, déjà mille fois lues. Ainsi en est-il, pour ne citer que cet exemple, de la rencontre avec les deux jeunes femmes homosexuelles sur le paquebot France qui mène Frink en 1920 en Europe. Idem pour les séjours à Paris, à Vienne…
Les clichés abondent et l’intérêt que l’on portait au héros principal s’effiloche, se perd dans la tiédeur d’une vie plus subie que voulue, d’une lâcheté existentielle qui, selon Pierre Péju, définit par excellence l’individu moderne.
On est libre de ne pas partager ce point de vue, de ne pas être convaincu de son bien-fondé au terme de la lecture des 432 pages de L’œil de la nuit, de penser que le talentueux écrivain a peut-être dans cet ouvrage péché par excès d’ambition et a « manqué » sa cible. Et de se demander, un peu naïvement, sans doute, si le petit livret glissé dans le livre n’anticipait pas, au vu des explications (justifications) données par l’auteur, les reproches que ce roman allait lui attirer.
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Catherine Dutigny
Pierre Péju, né en 1946 à Lyon, est un écrivain français, romancier, essayiste et professeur de philosophie. Récompensé par de nombreux prix littéraires, il a été fait Chevalier de l’ordre des Arts et des lettres le 12 mars 2019. L’œil de la nuit est son quinzième roman.
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL5 : très haute VL
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