L’odeur du foin, Giorgio Bassani (par Léon-Marc Levy)
L’odeur du foin (L’Odore del Fieno, 1972) Giorgio Bassani, trad. italien, Michel Arnaud, 114 pages, 6,50 €
Dans ce recueil – et dans toute son œuvre – Giorgio Bassani met en scène deux héros récurrents : D’abord Ferrare, sa ville de naissance, une ville italienne de la province de Ferrare en Émilie-Romagne, située dans le delta du Pô sur le bras nommé Pô de Volano. Et puis lui-même, narrateur de ses récits, dans la trace de sa mémoire d’enfance, d’adolescence, à la recherche non du temps perdu mais bien du temps retrouvé – vivant, présent. Celui de Proust assurément, dont Bassani était un lecteur assidu, porté par les bruits, les odeurs, les goûts. Et, peu à peu, Bassani nous fait une topographie littéraire de Ferrare : les sensations dessinent des plans de rues, de places, de jardins publics. Les noms de la ville chantent comme un poème, les sons de la langue italienne en fond la musique. La via Mazzini, la via Vignatagliata, viennent s’ajouter aux noms des villages, Quartesana, Gambulaga, Ambrogio et aux noms des gens, Dottor Castelfranco, Egle Levi-Minzi, pour composer une cantate italienne digne des pages de Händel.
Bassani est un portraitiste étincelant. Il a ce don littéraire très rare qui lui permet de brosser, en quelques lignes, un personnage qui prend chair, volume, espace, mieux encore que ne le feraient des images. Il y a là toute la puissance du souvenir qui, sous la plume de l’écrivain, se lie étroitement à l’écriture pour faire de la réalité plus que la réalité. Chaque mot, chaque qualificatif, est posé au millimètre, parfaitement à la place nécessaire pour faire surgir l’image.
Au lieu de l’encourager, la tranquille désinvolture de la jeune fille l’intimidait. Elle était grande, Adriana, bronzée, paisible et puissante. Tandis que lui, nerveux, d’une maigreur squelettique, la peau terne, et pas seulement la peau, il ne pouvait pas ne pas faire figure du type déplaisant pour diverses raisons (piètre nageur entre autres !), que l’on ne pouvait que planter là presque aussitôt, accroupi dans l’eau à quelques mètres du sable, attendant patiemment qu’elle, la vamp américaine et aryenne, après s’être éloignée d’une brasse paresseuse vers le large – s’éloignant tellement qui plus est qu’il perdit de vue son joli bonnet de bain en caoutchouc rouge –, daigne enfin regagner la terre ferme. (In Dernières nouvelles de Bruno Lattès).
Et jamais, les personnages de ces nouvelles qui prennent place dans l’avant-guerre, ne s’éloignent des temps de l’horreur, aucun portrait n’est gratuit, tout porte les signes du malheur qui va s’abattre, ou qui s’est abattu, sur les Juifs d’Italie, balayant des siècles de paix et de prospérité sur une terre qui était ô combien la leur depuis presque deux millénaires, brisant les corps et les esprits à jamais, même après le cauchemar.
L’enfant qu’eut Egle Levi-Minzi était très beau ; un garçon vif, intelligent, autoritaire, superbe : au point d’apparaître à ceux d’entre nous qui échappèrent aux camps d’extermination et au reste, et qui se retrouvèrent ensemble à la synagogue allemande, en 1945, quand les hommes et les femmes n’étaient plus séparés, comme la personnification même de la vie qui s’achève, et recommence éternellement. Il s’appelle Youri : Youri Rotstein. Grand, maigre, osseux avec des yeux obliques qui flamboient au-dessus de ses pommettes saillantes.
Dans le dernier texte de ce petit recueil, intitulé Là-bas, au fond du couloir, Giorgio Bassani revient sur son travail, sur la difficulté d’écrire qui l’a accompagné tout au long de sa vie d’écrivain. La matière de son œuvre est tissée de ses souvenirs personnels. Le moteur par conséquent de son travail est la mémoire, cette capricieuse et merveilleuse mémoire qui souvent trahit mais toujours restitue quelque chose d’essentiel. Même déformé un souvenir est fidèle à la vie. Inexact peut-être – mais vrai néanmoins. Bassani – comme Marcel Proust – a appris par son œuvre à restituer le passé comme un moment ressuscité au présent. Le temps est aboli par le travail de remémoration et d’écriture et – une fois encore – peu importe que le temps recréé soit différent du temps vécu. On est là dans le cœur battant de la création littéraire.
Qu’était effectivement La Promenade, si on la considérait du seul point de vue de sa structure, qu’était-elle sinon l’apparition en mouvement d’une image d’abord confuse, à peine lisible, qui ensuite, avec une extrême lenteur et presque avec réticence, était mise au point ? Le passé n’est pas mort, affirmait à sa manière la structure même de mon récit : il ne meurt jamais. Il s’éloigne, certes : à chaque instant. Récupérer le passé est donc possible. Il faut néanmoins, si l’on veut vraiment le récupérer, parcourir une sorte de couloir à chaque instant plus long. Là-bas, au fond du lointain et ensoleillé point de convergence des noires parois de ce couloir, il y a la vie, aussi vivante et palpitante que jadis, quand elle s’est manifestée pour la première fois. Éternelle alors ? Bien sûr.
Giorgio Bassani a situé l’essentiel de son œuvre, nous l’avons dit, dans des lieux précis de sa jeunesse. Mais aussi dans un temps précis. L’admirable petit roman, Les Lunettes d’Or, son grand roman Le Jardin des Finzi-Contini, ses plus belles nouvelles dont celles de ce recueil se déroulent tous entre 1935 et 1938, époque de son adolescence et époque terrible historiquement. Les Juifs de Ferrare découvraient que l’Italie, qu’ils pensaient impénétrable à l’antisémitisme, les rejetait à son tour par les lois raciales de Mussolini. L’œuvre de l’écrivain Bassani est donc ici d’isoler, de figer, ce moment de l’histoire italienne et de son histoire privée de jeune Juif de Ferrare.
Léon-Marc Levy
Giorgio Bassani est un romancier et poète italien né le 4 mars 1916 à Bologne, et mort le 13 avril 2000 à Rome. Il est notamment connu pour son roman Le Jardin des Finzi-Contini, adapté au cinéma par Vittorio De Sica.
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