L’Océan au bout du chemin, Neil Gaiman
L’Océan au bout du chemin, octobre 2014, 314 pages, 18 €
Ecrivain(s): Neil Gaiman Edition: Au Diable Vauvert
Neil Gaiman est un grand raconteur ; toute son œuvre publiée en français est là pour le prouver, de De Bons Présages (en collaboration avec Terry Pratchett, pas moins) à American Gods, du recueil Des Choses Fragiles à la fantasy de Stardust, du Londres fantasmé de Neverwhere à ce bref récit sur l’enfance qu’est Coraline, tout est enchanteur et… enchanté, puisque le fantastique dans toutes ses variantes, jusqu’au merveilleux, est à l’honneur chez cet Anglais né en 1960.
D’enfance et de merveilleux, il est aussi question, L’Océan Au Bout Du Chemin, très beau roman qui s’ouvre sur un deuil : un homme, la quarantaine passée, vient d’assister à un service funéraire et doit se rendre chez sa sœur, lorsqu’il décide de suivre le « petit chemin de campagne de [s]on enfance [,] désormais une route d’asphalte noir qui servait de zone tampon entre deux lotissements tentaculaires » ; cette route le mène finalement à « dans toute la gloire décatie de ses briques rouges : la ferme des Hempstock », et c’est là qu’il rencontre une vieille femme, qui au nom du passé l’autorise à se rendre près d’une mare que sa petite-fille appelait « l’océan », ainsi que s’en souvient le narrateur en s’en approchant…
C’est à ce moment que remonte littéralement à la surface un épisode de son enfance dans ce Sussex ouvert au merveilleux, et que le lecteur est emmené dans un monde où les frontières entre les univers, celui du réel et celui d’une magie bien plus ancienne que la Terre elle-même, sont poreuses. C’est cette porosité qui enchante chez Gaiman, sa capacité à faire progressivement glisser le narrateur (et le lecteur) d’un plan à l’autre ; le fait, tout simplement, que dans les récits de Gaiman, la réalité et le merveilleux soient tous deux considérés comme normaux. Ainsi, lorsque le narrateur, alors âgé de sept ans, est confronté à Lettie Hempstock et qu’elle lui dit avoir onze ans, il lui demande : « Depuis combien de temps t’as onze ans ? », sans que cela conduise à une quelconque inquiétude. Il devine à quel point la famille Hempstock est ancienne, le constate dans les propos de Lettie, sa mère et sa grand-mère, mais ne s’en formalise pas : normal, c’est un enfant, et en tant que tel, il a ce pouvoir extraordinaire d’accepter… l’extraordinaire, et le lecteur d’acquiescer tant Gaiman suggère cette possibilité avec naturel.
Il en va de même pour la suite de cette histoire, qui voit un être très ancien s’inviter dans la famille du narrateur sous la forme d’une gouvernante, Ursula Monkton, suite au suicide d’un de leurs locataires ; cet être malfaisant (mais croyant en fait répondre aux attentes des humains) sera l’objet d’une lutte acharnée de la part de Lettie Hempstock, qui devra partir très loin par la suite – dans l’océan au bout du chemin ou en Australie, selon le plan de réalité où l’on se situe… Cette lutte, aussi d’influence, est un grand moment narratif aux multiples rebondissements, où Gaiman déploie tout son art et son goût pour un merveilleux magique et pourtant terre-à-terre, y compris lorsque les « oiseaux voraces » menacent de détruire le monde tel que nous le connaissons…
En plus d’être un excellent conte sur l’enfance, et sur l’idée de vivre avec les conséquences de ses actes (c’est le narrateur qui, à n’avoir pas écouté Lettie, a « invité » l’être malfaisant…), L’Océan Au Bout Du Chemin est aussi une histoire sur la lecture, et sur son plaisir, Gaiman admettant lui-même qu’il s’est inspiré de sa propre expérience d’enfant liseur : « En grandissant, je fondais beaucoup ma conduite sur les livres. Ils m’enseignaient l’essentiel de ce que je savais sur le comportement des gens, sur l’attitude à avoir. Ils me servaient de professeurs et de conseillers. Dans les livres, les garçons grimpaient dans les arbres ; donc, je grimpais dans les arbres, parfois très haut, toujours avec la peur de tomber ». Se crée ainsi un jeu d’échos entre ce que vit le narrateur et ce qu’il lit dans des « romans d’aventures scolaires » hérités de sa mère, au point que lorsque Ursula Monkton le menace, elle conclut sur cette horreur ultime : « quand tu seras dans le grenier, il n’y aura pas de livres, pas d’histoires, plus jamais ».
Un monde sans histoires ? Un monde sans émerveillements ? Pas tant que Neil Gaiman continuera à écrire des romans et des nouvelles.
Didier Smal
- Vu : 4098