L’Italie buissonnière, Dominique Fernandez (par Catherine Dutigny)
L’Italie buissonnière, janvier 2020, 464 pages, 23 €
Ecrivain(s): Dominique Fernandez Edition: Grasset
Dominique Fernandez est sans doute le plus italien des écrivains français, tant par sa connaissance du pays, de sa langue, de ses œuvres d’art que de son Histoire, de ses écrivains et artistes, peintres, sculpteurs, et de ses cinéastes en particulier. Son Dictionnaire amoureux de l’Italie paru en 2008 chez Plon suffirait à le prouver s’il n’y avait chez ce passionné d’art et du partage du génie artistique transalpin, le puissant besoin de toujours aller plus loin dans la découverte, dans l’analyse et dans la volonté de redonner une dimension charnelle, sexuelle, sensuelle aux œuvres connues ou relativement méconnues (ces dernières faisant l’objet de cet essai) qu’un discours de doctes spécialistes a souvent traité de manière pour le moins hypocrite et compassée. L’exercice est d’autant plus réussi et distrayant que l’écrivain est doté d’un humour qui ne s’embarrasse pas de faux-fuyants, qui n’hésite pas à s’attaquer aux tabous de tous types et de toutes époques. La parole est libre, l’esprit est fin et jeune, la capacité à se jouer des interdits reste plus que jamais inaltérée.
Une jeunesse d’esprit communicative qui, à 90 ans, l’autorise à nous entraîner d’une plume vagabonde et légère dans une pérégrination buissonnière du Sud au Nord de l’Italie par de petites routes et maints détours, loin des grands axes touristiques, de la Sicile à Venise en passant par la Calabre, la Toscane, l’Ombrie mais aussi dans les ruelles de Naples, de Rome, de Bologne ou de Florence. Comme souvent dans ses essais, l’auteur se transforme en passeur de savoir, et l’on apprend, sous sa houlette bienveillante, à regarder, à découvrir, là où l’on ne l’attend guère, le détail d’une toile peu connue, d’une sculpture, qui trahit le génie du peintre ou du sculpteur, mais aussi les intentions secrètes, les messages sensuels et sexuels laissés à la barbe ou parfois avec l’assentiment muet d’un clergé commanditaire de ces œuvres censées servir la religion catholique.
On est subjugué au gré des découvertes artistiques fortuites, souvent dues à la pugnacité de l’écrivain ainsi qu’aux faveurs sonnantes et trébuchantes qu’il dépose au creux d’une poche d’un quelconque gardien débonnaire, par les explications, voire les interrogations ou hypothèses qu’il émet en contemplant de manière subtile, ludique et nonchalante des œuvres sublimes du Quattrocento ou du baroque italien. Inattendu, parfois fantasque, il nous guide également dans une tonnara de Portopalo à la recherche de l’âme sicilienne, ou sur les ruines de l’ancienne ville de Gibellina détruite par un tremblement de terre où l’immense sculpture à l’abandon d’Alberto Burri s’abîme au bout « d’une route étroite, défoncée et quasiment impraticable », ou dans les couloirs d’une banque sur la piste d’un chef-d’œuvre mais aussi dans les immenses carrières de marbre de Carrare. Encore n’avez-vous toujours pas croisé les fantômes de Fellini ou de Pasolini au détour d’une fresque, ce qui ne saurait tarder.
Le plaisir est là, à chaque page de cet essai riche en anecdotes savantes, toujours glissées avec l’élégance et la simplicité des véritables érudits. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur l’identité de l’homme souriant peint par Antonello de Messine, Dominique Fernandez nous livre un véritable morceau d’anthologie qu’il est trop tentant de transcrire ne serait-ce que partiellement ici :
« Est-ce un roué, comme le Valmont des Liaisons dangereuses ? Un pervers qui se moque de la fille du pharmacien, cette sotte qui s’est amourachée de lui ? Un retors, un rampant, comme le Valenod du Rouge et le noir ? Ou, pour rester avec Stendhal qui aimait mettre dans ses romans des figures d’hypocrites et de cauteleux, cache-t-il sous son masque débonnaire la férocité de Rassi, ministre de la police du prince Ranuce ? N’est-ce qu’un manipulateur, comme le docteur Sansfin, l’horrible bossu de Lamiel ? […] Tiendrait-il, de ce ‘parfait jésuite’ qu’était le précepteur du petit Henri Beyle, l’abbé Raillane, ‘cet œil faux avec un sourire abominable’ ? Le ton contrit et patelard n’évoque-t-il pas plutôt la feinte conversion d’Aramis, quand, se croyant abandonné de la duchesse de Chevreuse, il se retire du monde pour écrire sa thèse et ne se nourrir que de tétragones ? […] Déguise-t-il, sous son air paterne et derrière le col de sa blouse blanche impeccable et de son habit étroitement remonté, l’âpre ambition de Pierre Rougon-Macquart ? L’avidité d’Uriah Heep, le factotum qui cherche à ruiner l’innocent beau-père de David Copperfield ? La cupidité de Shylock, le marchand de Venise ? La rapacité de David Golder, le financier ? […] Au fait, n’a-t-il pas l’air d’une femme ? […] ».
Dominique Fernandez sait mieux que quiconque partager ses passions, faire jaillir l’étincelle de curiosité dans l’esprit du lecteur, oser agacer certains par l’irrévérence de quelques propos et par son indéniable capacité à débusquer des penchants homosexuels chez nombre des artistes dont il admire et commente les œuvres.
Cet itinéraire artistique qui tient une partie de sa valeur de l’effort consenti pour accéder aux tableaux, sculptures, fresques, souvent abrités dans des villages ou lieux éloignés des grands axes routiers et ignorés des guides touristiques, est paradoxal puisque Dominique Fernandez, en nous donnant envie de le parcourir à sa suite, sort ces œuvres à jamais d’une confidentialité qui leur conférait un surplus de charme. À moins, bien entendu, que l’écrivain buissonnier, avec toute l’espièglerie dont il est capable, ne nous ait pas encore tout dévoilé dans ce récent ouvrage.
Catherine Dutigny
L’Académicien Dominique Fernandez est l’auteur d’une œuvre romanesque importante, saluée par les plus grands prix. Il est aussi essayiste, biographe, spécialiste du baroque et de l’Italie. On lui doit ainsi entre autres le légendaire Mère Méditerranée, et le Dictionnaire amoureux de l’Italie, Plon, 2 tomes, (Source, Grasset).
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