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L’invention musicale : essai de définition

Ecrit par Matthieu Gosztola le 13.11.14 dans La Une CED, Les Chroniques, Côté Musique(s)

L’invention musicale : essai de définition

 

21 janvier 1943. Carnegie Hall, New York. Dans quelques minutes, ce sera la première audition américaine du Concerto pour deux pianos et percussion de Béla Bartók. Dans quelques minutes, Fritz Reiner dirigera l’Orchestre de la New York Philharmonic-Symphony Society, et Bartók sera au piano. Il faut que ça marche, se dit le compositeur. Il faut que par ce concert ma carrière soit relancée. Il faut que, instant après instant, les instrumentistes soient en accord – un accord profond, tenace – avec ma musique, sans omettre une seule indication, une seule fraction du silence sans quoi rien de ce qui est la musique ne pourrait nous atteindre, nous atteindre et suspendre dans le vide bleu, très pâle, de l’infini ce qui, de notre intériorité, est le plus embrasé. Le concert commence ; Bartók ne sait pas, bien sûr, que ce qu’il vit là, c’est son dernier concert. Comment pourrait-il savoir qu’il y aura bientôt un 22 septembre, et que ce jour-là il sera emmené au West Side Hospital. Comment pourrait-il connaître à l’avance les mots qu’il prononcera, à plusieurs reprises, alors : « Il est bien dommage que je doive partir alors que ma valise est encore pleine ». Comment pourrait-il savoir que le 26 septembre, son épouse et son fils se sentiront impuissants face à son dernier soupir, qu’ils ne sauront pas comment recueillir.

Et alors, ce qu’il se passe, pendant cet ultime concert que donne Bartók, c’est, mise en acte, la définition même de la musique, qui est d’être, au présent – dans la continuité inébranlable de celui-ci –, l’invention perpétuelle, en accord (un accord plein et juste) avec les autres, le monde, en accord avec ce qui du monde et des autres nous parvient, dans un irrépressible élan & de beauté (même si cette beauté naît d’une erreur, comme nous allons le voir ; toujours c’est la beauté qui nous tend les bras, nous qui sommes si maladroits pour saisir) ; dans un élan palpable, communicable à tous nos frissons d’échine, et qui pourtant passe le plus souvent inaperçu.

Toute invention – et l’invention musicale en premier lieu – surgit dans le moment qui la réclame etqu’elle réclame, sans demander au ballet du monde, du visible, du social, une quelconque permission pour être ainsi intrusion, pour être ainsi éclat arrêtant le mouvement de la terre, – car plus rien alors n’a d’importance. Et c’est en faisant en sorte que plus rien n’ait d’importance que tout le reste acquiert, soudain, la plus grande importance, que la nature et la vie et l’altérité se trouvent, d’un coup,sacralisés. Car créer dans l’instant qui devient l’instant – seul – de créer, c’est reconnaître implicitement, – alors même que l’on conçoit la création, dans le moment de son surgissement, comme seule chose importante –, que pour se cristalliser l’invention ne procède que des autres, de la vie, de la nature (c’est leur sang qu’elle boit – littéralement boit – pour faire monter du rose à ses joues de cadavre)… En semblant mettre de côté et les autres et la vie et la nature, et les pousser, frappe dans le dos, dans la coulisse, l’invention les exalte ; elle reconnaît, en les oubliant (en s’imposant au point que les regards un instant se fixent sur elle, et seulement sur elle), qu’ils sont, seuls, ce qui est important. Puisque c’est d’eux que vient, vrai souffle, la beauté (la beauté dont la création a su un peu se recouvrir – comme d’une limaille de fer –, aimantée). La beauté que poursuit secrètement toute invention, ignorante, le plus souvent, de son geste qui est de poursuivre ; poursuivre sans jamais cesser, sans jamais se lasser. La beauté qui tient aussi bien à l’équilibre – à la sonorité que fait l’équilibre – qu’à l’effritement de nos a priori, plongés que nous sommes, tout habillés, dans une cuvette (suffisamment grande pour que nous n’ayons pas à adopter la position du fœtus) remplie d’eau froide et qui est l’effet que fait toute vraie écoute – d’une musique qui nous subjugue, nous saisit, nous attrape, même si nous sommes cachés, loin, même si nous sommes recroquevillés quelque part dans la plus grande profondeur de nos retranchements (là-bas) ; nous attrape par les cheveux mais c’est même si c’est aïe pour nous ramener ici, dans le hic et nunc.

Ce qu’il se passe, pendant cet ultime concert de Bartók, c’est ce que raconte le fils du compositeur, Péter : « À un certain moment, dans l’exécution [du concerto], les autres [musiciens] commencèrent à prendre conscience que mon père était en train de s’éloigner du texte écrit, ce qui les embrouilla ; heureusement, ils parvinrent à garder le cap, continuèrent de jouer leurs parties jusqu’à ce que mon père finisse par retourner à ce qui était dans la partition. Après le concert, une course de taxi tendue réunit Fritz Reiner et mes parents, qui rentraient ensemble chez eux. Reiner, qui connaissait mon père comme trop bon pianiste pour s’égarer dans sa propre musique, se décida enfin à demander à son ami : « Béla, pourquoi as-tu fait cela ? – Oh, répondit mon père nonchalamment, le timbalier a fait une petite erreur et cela m’a fourni une nouvelle idée que j’ai voulu essayer ».

Si l’invention (et à plus forte raison l’invention musicale) doit tout aux autres, au monde, à la nature, ce n’est pas seulement parce qu’elle naît de la vie de l’altérité (que rien ne saurait prévoir et dont laferveur tient en partie à cet inégalable qu’est l’inattendu) pour, en retour, dans la continuité de sa naissance, accroître ce qui, dans le vivant de nos vies est le plus vivant. C’est également parce qu’elle ne peut procéder qu’en lien avec un regard. Un lien profond et modulé. Un lien exact. Un regard, c’est-à-dire une écoute. Vraie écoute, c’est-à-dire vraie modulation d’une intériorité, d’une humanité.

La musique, c’est exister ensemble.

Deux exemples suffisent pour comprendre l’ampleur de cette remarque. Deux exemples quelque peu séparés dans le temps et qu’il ne sera pas besoin d’expliciter : ils parlent. Bob Dylan, qui a dit une fois : « Hé, j’aimerais beaucoup dire que je suis poète. J’aimerais bien me considérer comme poète, mais à cause de tous les pleurnichards qu’on dit poètes, je ne peux pas ». Bob Dylan pour qui le moment le plus étrange et le plus fort est sans doute celui-ci. C’est au tout début de sa carrière – ce sont ces instants où tout est verdeur et pousse plus dru, plus cru dans la mémoire, crevant le plafond des songes, parce que : c’est. Je veux dire, bien sûr, c’est une façon de dire : parce que c’est le temps des premières de toutes les premières fois. Dylan va enregistrer son premier disque. Avec Hammond, il passe dans le Studio A de Columbia, sur la 7e Avenue. Il est venu avec la fille aux longs cheveux châtains : Suze. Tout va vite. Très. Dylan met les chansons en boîte vraiment rapidement, comme il le fera toujours, du reste. Ou presque toujours. Et puis voilà : alors qu’Hammond rappelle une fois de plus à Bob de s’éloigner du micro pour éviter de faire exploser les p, il se passe quelque chose. D’apparemment anodin mais en réalité de gigantesque. Non, ce n’est pas le moment où Hammond quitte la cabine de contrôle et ramène un vieil ami, Goddard Lieberson, alors président des Disques Columbia. Ce n’est pas, juste après, ce moment où Lieberson rayonne à la vue de Dylan en studio, ce n’est pas ce moment – gratifiant pour Dylan au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer – où les deux aînés expriment bruyamment leur satisfaction par l’intercom. C’est le moment où, pendant que Dylan enregistre « Fixing to die », un vieil appariteur noir qui était en train de faire le ménage dans le hall pénètre dans le studio pour écouter. Bob s’est confié là-dessus, une fois : rien ne l’a « impressionné » (c’est le mot qu’il a utilisé, après un silence de quête) davantage. Rien.

Autre lieu, autre époque, autre musique. Mozart. Le 1er mai 1778, l’enfant prodige devenu adulte (il est né au début de l’année 1756) écrit dans une lettre : « Comme la duchesse de Chabot m’avait tout de suite remis à huit jours, je tins parole et vins. Là, je dus attendre dans une grande salle glacée, sans feu et sans cheminée, au moins une demi-heure. A la fin, la duchesse de Chabot arriva et me pria avec la plus grande amabilité de prendre le piano qui était là, et de bien vouloir l’essayer, aucun des siens n’étant en état. Je lui dis : “De tout cœur, je veux bien jouer volontiers quelque chose, mais cela m’est tout à fait impossible, parce que je ne sens plus mes doigts à cause du froid. Pouvez-vous me faire conduire au moins dans une chambre où il y ait un peu de feu dans une cheminée ?” – “Oh, oui, Monsieur, vous avez raison”. – Ce fut toute sa réponse. Et elle s’assit et se mit à dessiner en compagnied’autres messieurs, qui étaient tous assis en cercle autour d’une grande table, et ceci pendant une heure entière pendant laquelle j’eus l’honneur d’attendre. Fenêtres et portes étaient ouvertes. Je n’avais plus seulement froid aux mains, mais dans tout le corps et aux pieds, et la tête commençait à me faire mal. […] Finalement, pour être bref, je jouai sur ce misérable et détestable Pianoforte. Mais ce qui était le plus pommé, c’est que Madame et tous ces messieurs n’interrompirent pas un seul instant leur dessin, mais le continuèrent tout autant, de telle sorte qu’il me fallut jouer pour les sièges, les tables et les murs ». Mozart veut partir. Il s’impatiente. Mais il doit rester jusqu’à ce qu’arrive le mari de la duchesse. C’est alors que quelque chose arriva. « Il s’assit à côté de moi et m’écouta avec toute son attention. Et moi… j’en oubliai le froid, le mal de tête et tout le reste ; et, malgré ce détestable piano, je me mis à jouer exactement comme je joue lorsque je suis bien en forme. Donnez-moi le meilleur des pianos d’Europe, mais pour m’écouter des gens […] qui ne ressentent pas avec moi ce que je joue, alors je perdrai toute ma joie ».

Des gens qui ne ressentent pas avec moi ce que je joue… Et la joie de jouer, d’être dans la musique, defaire de la musique… Voilà, tout est dit. Ou presque.

Nous pouvons donc nous en retourner au silence. Ce qui n’est pas vraiment – vous en conviendrez – une façon de quitter la musique.

 

Matthieu Gosztola


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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com