L’invention de la solitude, Paul Auster (par Léon-Marc Levy)
L’invention de la solitude (The Invention of Solitude), Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf. 295 p. 8,50 €
Ecrivain(s): Paul Auster Edition: Babel (Actes Sud)La virtuosité de Paul Auster à pied d’œuvre nous mène sur les traces de deux romans en un. En UN, c’est-à-dire qu’il y a unité étroite entre les deux, mieux encore que la fusion doit s’accomplir pour entendre vraiment cette œuvre de méditation sur les trois grandes affaires d’Auster en littérature : la mort, la mémoire et le hasard.
La première partie du livre est entièrement consacrée à la mort du père. Dès l’annonce du décès, le narrateur-Auster se donne une obligation absolue d’écrire sur le père. « Avant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon père. Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était là, simplement, une certitude, une obligation qui s’était imposée à moi dès l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : mon père est parti. Si je ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui ». Ce « vite » entre virgules pose la question centrale du statut de ce travail de l’auteur-narrateur sur la mort du père. « Vite » – sinon je vais oublier moi-même. « Vite » parce que je risque de n’y même plus penser dans quelque temps si je tarde.
Et la lecture de cette partie nous donne la conviction que c’est bien d’obligation qu’il s’agit – si consentie et choisie soit-elle. Paul Auster « tire à la ligne », on sent en permanence sa difficulté à parler de ce père. Il se perd dans le père, sans cesse, errant d’un souvenir à l’autre, sans chronologie, sans même logique. Il attrape quelques bribes de mémoire, des scènes-souvenirs, des images, des propos et les raconte dans une narration formelle, un peu forcée, jamais chatoyante. Lacan eût parlé de « non-dupe erre », car Auster est à mille lieues de l’hagiographie. Son écriture n’est nullement portée par l’amour, ou le regret, ou la nostalgie. Si hommage il y a, ce n’est pas au père réel mais au père symbolique – celui que les freudiens nomment le Nom-du-père.
Et contre toute attente pour le fils-écrivain, ce travail d’écriture aboutit à l’inverse de ce qu’il en attendait, le menant non pas à une forme quelconque d’oubli mais au contraire à une exacerbation de la mémoire, un retour véritable du père mort. « J’avais une blessure et je découvre maintenant qu’elle est profonde. Au lieu de la guérir, comme je me le figurais, l’acte d’écrire l’a entretenue. Je sens par moments la douleur qui se concentre dans ma main droite, comme si, chaque fois que je prends la plume et l’appuie sur la page, ma main était lacérée. Au lieu de m’aider à enterrer mon père, ces mots le maintiennent en vie, plus en vie peut-être que jamais ».
Le portrait à charge est bien plus épais que l’apologie. Le narrateur se rappelle un père peu aimant, entièrement investi dans sa vie professionnelle – il brasse des affaires immobilières –, peu intéressé par ses enfants, si ce n’est par brefs éclairs en périodes (rares) de vacances ou aux moments (encore plus rares) de jeu partagé. Les quinze dernières années de sa vie, après séparation entre lui et sa femme – la mère du narrateur-Auster – la vie du père fut marquée d’un processus inéluctable d’abandon, de dégradation. La maison qu’il a occupée seul dans ses dernières années en porte les stigmates. « Elle était devenue métaphore de la vie de mon père, représentation exacte et fidèle de son monde intérieur. Car bien qu’il y fît le ménage et maintînt les choses à peu près en état, un processus de désintégration, graduel et inéluctable, y était perceptible ». Pourtant nulle trace de pitié dans le portrait que lui dédie le fils.
L’exploration du lieu de vie du père – qui fut aussi celui du fils avant qu’il ne prenne son indépendance – est une expérience continue de moments de mémoire : morceaux d’enfance sous forme de dessins ou de jouets retrouvés, d’objets « oubliés ». Jaillissements de mémoire affective – Auster est un auteur profondément proustien, probablement le plus proustien de tous les auteurs américains – les cravates du père avec leurs couleurs et leurs graphismes. « Il y en avait bien une centaine, et beaucoup me rappelaient mon enfance : leurs dessins, leurs couleurs, leurs formes étaient inscrits dans le tréfonds de ma conscience aussi clairement que le visage de mon père. Me voir les jeter comme de quelconques vieilleries m’était intolérable et c’est au moment précis où je les lançais dans le camion que j’ai été le plus près de pleurer. Plus que la vision du cercueil descendu dans la terre, le fait de jeter ces cravates m’a paru concrétiser l’idée de l’ensevelissement. Je comprenais enfin que mon était mort ».
La deuxième partie du livre – intitulée Le livre de la mémoire – est une pure méditation à partir de souvenirs de moments de vie ou d’œuvres lues, de légendes revisitées, de grands hommes (ou femmes) évoqués. Il y a Montaigne dans ce moment du livre, un murmure philosophique débridé et poignant. Plus près de nous, on pense à Pascal Quignard dans cette manière de pétrir le passé, parfois très lointain, et de l’injecter dans une leçon de vie pour aujourd’hui. Et ce murmure s’entend sur trois thèmes qui font un lien essentiel avec la première partie : la mort du père ici déclinée sur la tresse de la mort, de la mémoire et du hasard. Autrement dit sur la basse continue de toute l’œuvre de Paul Auster.
Le fils de Mallarmé, Anatole, mourant devant son père effaré de douleur. Cette photographie obsédante d’Anne Frank, celle qui voulait tant vivre, et qui est morte dans l’épouvante. Et toutes ces images d’enfants morts. « Les enfants morts. Les enfants qui vont disparaître, ceux qui sont morts. Himmler : “J’ai pris la décision d’anéantir tous les enfants juifs du Globe”. Rien que des images. Parce que, à un certain point, on est amené par les mots à la conclusion qu’il n’est plus possible de parler. Parce que ces images sont l’indicible ».
On ferme alors ces onze livres de la mémoire hantés par les grandes affaires d’une vie humaine, tous ces accidents étranges qui se font écho dans nos histoires, tous ces hasards qui semblent nous faire signe. Mais de quoi ? Et la mort enfin, la mort toujours recommencée.
On croit avoir fini ce livre. Mais non, encore quelques bribes. Des mots sublimes. De Stéphane Mallarmé au chevet du jeune fils agonisant. Que dire d’autre que les inscrire ici et pleurer ?
Tu peux, avec tes
Petites mains, m’entraîner dans ta tombe – tu
En as le droit –
Moi-même
Qui te suis moi, je
Me laisse aller –
Mais, si tu
Veux, à nous
Deux, faisons…
Non – pas
Mêlé aux grands
Morts – etc.
Tant que nous
Mêmes vivons, il
Vit – en nous
Ce n’est qu’après notre
Mort qu’il en sera –
Que les cloches
Des Morts sonneront pour
Lui
VL4 (haute valeur Littéraire)
Léon-Marc Levy
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