L’Infini, n°148, Printemps 2022, Collectif (par Philippe Chauché)
L’Infini, n°148, Printemps 2022, Collectif, Gallimard, mai 2022, 128 pages, 22 €
Edition: Gallimard
« Ce ne sont pas les bonnes actions qui rapprochent les hommes des dieux ; mais quelque chose de plus rare et de plus difficile : la capacité à être heureux » (Le divin avant les dieux, Roberto Calasso).
« Les morts, en quelque sorte, nous parlent continuellement, sans phrases mais par des sentiments, par de fugaces émotions, imprévues et très vives, et en retour il faut parler aux morts, ou du moins les servir, agir pour eux, leur faire secrètement des offrandes » (L’enterrement de Poquelin Molière, Marc Pautrel).
« Plus la diversification spectaculaire et publicitaire augmente, et plus le langage concentré, médité, de la littérature peut le traverser en acte » (1), et cela fait près de quarante ans que la littérature, la pensée philosophique, la science, et les arts sont ainsi mis en lumière, près de quarante ans que les écrivains au langage concentré et précis irriguent L’Infini. Le vaisseau amiral, Gallimard, a armé une goélette, L’Infini, son capitaine, Philippe Sollers, l’écrivain le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï (2), et à ses côtés un autre romancier, écrivain d’art, poète, Marcelin Pleynet.
La goélette L’Infini peut prendre le large et voguer tout autant en haute mer que sur la Seine et la Garonne, avec à son bord, pour ce nouveau voyage : Roberto Calasso, Julia Kristeva, Yannick Haenel, Marc Pautrel, Arnaud Jamin, Éric Marty, Marcelin Pleynet et bien-sûr Philippe Sollers qui livre des extraits de Graal, son admirable dernier roman (4). Les textes qu’elle publie, comme les barriques de vins de Bordeaux embarquées, se bonifient avec le Temps et la houle de l’océan. Cette dernière escale littéraire, après un an d’absence, est littéralement éblouissante, car elle conjugue notamment, l’heureux savoir de Roberto Calasso sur le divin et les dieux, à quelques pages du prochain roman de Yannick Haenel, à une belle évocation de François Fédier, l’incomparable lecteur et traducteur de Martin Heidegger, et à un très court roman, précis et ouvragé, sur l’enterrement de Molière de Marc Pautrel, ponctués de photos du bureau de L’infini signées Sophie Zhang. Pautrel a découvert les classiques en lisant Sollers, du temps (heureux temps encore une fois) où il écrivait dans Le Monde des Livres que dirigeait Josyane Savigneau. Marc Pautrel regorge de talents narratifs, et comme il a du style, donc de l’oreille et une vision romanesque, il voit ce qu’il imagine, il imagine ce qu’il voit, et il entend ce qu’il écrit. C’est un romancier qui ne cesse d’être au cœur de l’Histoire et de ceux qui l’ont bâtie : Blaise Pascal, Jean-Siméon Chardin, Manet (4). Ils savent que Marc Pautrel les accompagne, qu’il leur fait signe (la littérature est aussi l’art des signes adressés aux vivants et aux morts), comme il fait signe, dans ce magnifique texte, à Molière, qui triomphe de la mort comme il triomphait sur les scènes éphémères de France, il portait la vie, la comédie et le rire au firmament de l’art du verbe et du geste, un roman s’écrivait et continue de s’écrire. Marc Pautrel en dessine l’esquisse.
« Nous sommes ici dans l’extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourriture des dieux. Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux » (Graal, Philippe Sollers).
« En juin 2020, je viens de passer plusieurs semaines à lire et annoter Méditation, la précédente et capitale publication alors entourée d’un silence feutré. La plupart de mes amis ne comprennent pas ce qui ressemble à une obsession, il y a trois post-it par page et la tranche semble avoir été peinte en jaune » (La parole de François Fédier, Arnaud Jamin).
L’Infini s’accorde lumineusement au récit d’Arnaud Jamin, récit d’une rencontre avec François Fédier disparu le 28 avril 2021. Nous sommes en septembre de l’année précédente, et la rencontre a lieu à Paris autour de Martin Heidegger. Il faut se souvenir que la collection éponyme que dirige Philippe Sollers chez Gallimard, publia Soixante-deux photographies de Martin Heidegger de François Fédier. Une brève et vive rencontre, et un livre que possède toujours Arnaud Jamin, les Séminaires de Zurich de Heidegger que Fédier lui prête ce jour-là, en lui demandant : « Vous rendez les livres que l’on vous prête ? ». Sans se tromper, on peut écrire qu’Arnaud Jamin aurait tant aimé lui rendre ce livre ! Enfin ce dernier numéro de L’Infini s’achève à Rome à la villa Médicis avec Marcelin Pleynet, c’est L’instant romain, un instant divin, où la langue enflamme une ville, à moins que ce ne soit l’inverse.
Philippe Chauché
(1) Philippe Sollers sur L’Infini (extrait).
(2) André S. Labarthe, Sollers, l’isolé Absolu, Un siècle d’écrivains, FR3, 1998
(3) https://www.lacauselitteraire.fr/graal-philippe-sollers-par-philippe-chauche
(4) https://www.lacauselitteraire.fr/le-peuple-de-manet-marc-pautrel-par-philippe-chauche
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