L’individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle, Julien Gobin (par Mona)
L’individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle, Julien Gobin, Editions Gallimard, février 2024, 304 pages, 21 €
Edition: GallimardL’individu serait-il une espèce en voie d’extinction dans nos sociétés ultra individualistes ? Dans son premier essai, L’individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle, Julien Gobin manie l’art des paradoxes. Le jeune philosophe observe avec grande justesse notre époque « postmoderne », d’un regard à la fois empathique et piquant, et nous en livre une description quasi phénoménologique.
L’essai s’ouvre sous le signe de la parodie : « Touche pas à mon post ! », manière de tourner en dérision le narcissisme illimité des internautes et la novlangue qui raffole de « termes hybrides, insaisissables et liquides » tels que « post-modernité, post-vérité, post-sexualité ».
Le livre se structure autour d’une métaphore tirée de l’entomologie : la chrysalide. Ce qui semble décadence de l’Occident et fin de l’Histoire ne serait qu’un état intermédiaire, comme celui de la chenille qui quitte son cocon pour devenir papillon. Julien Gobin décrit cette nouvelle civilisation en train de prendre forme, une société techniciste, issue des Lumières, mais qui va rendre caduc le credo des Lumières : le libre arbitre de l’individu.
Le livre ne se veut pas prophétie de malheur mais une interrogation sur les effets pervers de ce changement de paradigme. En « modeste entomologiste », tel qu’il se définit, l’essayiste observe, sans les contester, les valeurs démocratiques libérales à l’origine du processus de déconstruction. L’intention claire s’énonce clairement : « décrypter la métamorphose civilisationnelle aujourd’hui à l’œuvre en Occident ».
La première étape de décomposition remonte au siècle des Lumières, à l’époque où l’homme s’affranchit du principe d’autorité pour devenir sujet autonome capable d’exercer son esprit critique. Les physiocrates français ont donné à ces idées une première traduction économique en réclamant le « laissez-faire », début du capitalisme libéral avec en son centre la liberté individuelle, alors que Rousseau a donné naissance au concept d’individu. Selon l’essayiste, l’individualisme se trouvait pourtant déjà présent chez Leibniz avec ses « monades » (chaque individu formant un monde à part), et Spinoza qui invitait les hommes à suivre leur « conatus » ou nature profonde (devenu un slogan hippie : « Be yourself ! »). Il s’ensuit la dissolution du cadre collectif au profit de l’individu devenu la nouvelle norme.
La deuxième étape de la mue accélère ce processus de dissolution. L’individu n’a plus à s’émanciper des autorités extérieures mais désire s’affranchir des entraves à son moi intérieur. La plume de Julien Gobin prend ses distances avec le style universitaire pour décrire avec humour l’expression subjective du « moi authentique » : « Le nombre de combinaisons possible est vertigineux, puisque, entre l’individu de sexe masculin agenré pansexuel polyromantique bouddhiste caucasoïde végétarien et le transsexuel musulman immigré pesco-végétarien tatoué et rasé, un bref calcul de combinatoire permet de créer plus de huit milliards d’identités méritant la reconnaissance face à une société qui les opprime, soit autant d’opprimés que d’individus sur terre ! ». Cette phase actuelle voit le triomphe de la « société des egos ». La corrosion du lien social entraîne un phénomène de déstructuration totale comme l’avait montré Gilles Lipovetsky (L’Ere du vide, essai sur l’individualisme contemporain) : la société se réduit à « l’état liquide ». L’humanisme d’antan à l’agonie, toute croyance au progrès, aux grandes utopies politiques s’évapore, l’homme sombre dans le désenchantement. Le ressenti, les affects de chacun, ont remplacé la Raison universelle, le Logos laisse place au pathos. Mais la chenille s’apprête à devenir papillon : la révolution technologique sonne l’heure de la reconstruction.
Espoir ?
L’homme « augmenté » grâce à l’Intelligence Artificielle, aux nanotechnologies et manipulations génétiques, va repousser ses limites biologiques et renouer avec la promesse d’un avenir meilleur. Ce « techno-positivisme » qui rend tout optimisable, évocateur du Meilleur des Mondes, aura une contrepartie : l’abolition du hasard, donc la négation de la subjectivité humaine supplantée par la sacro-sainte « objectivité techno-scientifique » (déjà les processus neuronaux semblent avoir la suprématie : « Ce n’est pas le moi, c’est le cerveau qui décide ! », clament les neurosciences). L’humanisme moribond va renaître sous la forme d’une « démocratie déterministe » : le transhumanisme. « Enfant des Lumières » ce nouveau courant de pensée sonne le glas du libre arbitre et de l’introspection. Un système de négation de l’individu s’instaure et devient la négation même des valeurs fondatrices de la philosophie des Lumières. L’Occident se retourne contre lui-même. De nombreuses autres études ont déjà pris pour objet la société hypermoderne : crise démocratique, opposition entre société holiste et société individualiste (Julien Gobin offre une analyse fine de la mode du tatouage, « ces peintures rupestres du moi »), nouvelles pathologies narcissiques (l’addiction aux drogues de synthèse n’est sans doute pas l’apanage des sociétés libérales à en juger par les méfaits du shisheh, une amphétamine prisée en Iran, ou du captagon en Arabie Saoudite), individualisme marchand et « impératif néo-libéral de la performance ». Mais l’originalité de l’essai réside dans sa chronique annoncée de la mort du symbolique (le « grand remplacement langagier ») sous la forme d’une belle fable.
La mort du symbolique :
Un paradoxe pointe à l’horizon : si le nouveau langage de la formalisation logique remplace le langage symbolique (« la technique, grande faucheuse de récits ») pour donner naissance à « une civilisation du bien-être sans Histoire et sans arts », ce n’est donc pas une horde de barbares qui menace notre civilisation mais l’autorité des algorithmes rendant de plus en plus obsolète la parole d’un sujet. Comme pour conjurer « un monde asséché par le soleil de la connaissance », Julien Gobin choisit dans le style même de son essai d’accorder une large place à la symbolisation : son récit crée du sens, les emprunts à notre fond culturel mythique (de la tragédie d’Œdipe à l’histoire des Trois petits cochons, « les trois petits cochons métaphysiques : sentiments, liberté, morale ») illustrent la décomposition des valeurs issues des Lumières.
L’essayiste a le goût des métaphores (« une civilisation, c’est toujours une perle qui s’agrège autour de la poussière d’une croyance ») et des petites formules paradoxales qui déstabilisent le lecteur (« il n’y a pas plus stéréotypé-genré que le transgenre ! », « le développement personnel est un programme de soumission »).
Un ton satirique frise parfois le politiquement incorrect :
« Quelle ineptie ! » s’indigne un individu post-moderne burn-outé, arraché à sa méditation Vipassana par notre grand récit civilisationnel, « j’exècre l’homme augmenté par la technologie, je refuse d’être associé à ce courant ! » ; « Wallah frère », ricane quant à lui le déboulonneur décolonial, « il a craqué avec sa science d’homme-blanc, rien à battre moi » ; « c’est de la science-fiction, renchérit le végan non binaire, si l’énonciateur.ice confond concept de genre et concept pour faire genre, on est mal partis », « Tuuuuuut ! Pousse-toi connard ! » vocifère en manquant de vous renverser le conducteur de la trottinette électrique zéro déchet. « Ben ouais t’es sur la piste cyclable ! » ; « c’est bien l’appartement 6B du 5ème étage, chef ? » demande humblement le livreur Deliveroo avec son paquet de makis californiens supplément gyoza…
Julien Gobin se présente en observateur impartial et se défend d’écrire un essai teinté de nostalgie, mais les citations d’écrivains antimodernes, tels Cioran, Houellebecq, Baudelaire, Paul Valéry, laissent affleurer une pointe d’amertume, non sans un brin d’élitisme (« Seule une élite est en réalité capable d’exercer le libre-arbitre… la société individualiste libérale a opéré un transfert d’autorité, chacun choisit mais tous ne peuvent pas être des décideurs »). Serait-il un moderne « en délicatesse avec les temps modernes » pour reprendre la formule d’Antoine Compagnon (Les antimodernes) ? Le concept de nature humaine revient à plusieurs reprises sous sa plume (« la réalité de la nature humaine », « la méconnaissance de ce qu’est réellement la nature humaine ») et la venue d’un monde qui évince la métaphysique pour n’obéir qu’aux lois logiques ne lui semble guère réjouissante : « on le voit, derrière la machine à gouverner les hommes selon l’optimisation de leur nature profonde se cache un monde totalitaire, qui est d’ailleurs sous-jacent à toute la philosophie de Spinoza ».
Le jeune essayiste, enthousiaste et atypique, a le mérite de pratiquer l’auto-ironie (« une extrapolation exagérée ? Une psychologisation réductrice ? Des affirmations péremptoires ? Soit »). La guerre qui l’intéresse, avoue-t-il, n’est pas militaire mais langagière et l’essai se clôt sur une question ouverte : l’homme nouveau pourra-t-il inverser le processus en cours et « réalimenter le langage symbolique » ? Julien Gobin semble l’espérer, non dénué d’une certaine ambivalence évoquée par Roland Barthes : « être d’avant-garde c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore ».
Mona
Julien Gobin, né en 1987, a une double formation d’économiste et de philosophe. Conférencier, il enseigne à L'IÉSEG. C’est son premier livre.
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