L’imposteur, Javier Cercas
L’imposteur, trad. de l'espagnol Aleksandar Grujicic, Elisabeth Beyer, septembre 2015, 400 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Javier Cercas Edition: Actes Sud
« Je ne voulais pas écrire ce livre ». C’est par cet incipit en forme d’aveu (ou de défense) que s’ouvre L’imposteur, un récit biographique étonnamment réel et fictif à la fois. L’auteur-narrateur va, en effet, nous raconter l’histoire d’Enric Marco, personnage encore vivant, « grand imposteur et grand maudit », pseudo-survivant des camps nazis, icône nationaliste antifasciste, symbole de l’anarcho-syndicalisme, à la tête de plusieurs organisations. Pour être bien sûr que nous ne soyons pas, avec cette histoire réelle truffée de mensonges, dans un véritable roman, Javier Cercas va nous parler d’abord de comment il a résisté à l’envie d’écrire cette biographie d’un menteur et non pas un roman. Ce livre est donc le roman d’une biographie fictive. C’est qu’au-delà du mensonge de l’homme qu’était Enric Marco, il y a l’illusion de la réalité que contient toute tentative d’écrire sur.
Beaucoup de questions sont posées au lecteur, par Cercas qui se les pose sans cesse à lui-même : a-t-il tort d’essayer de comprendre le mal extrême ?, si on considère que Marco a réellement menti sur sa présence en tant que victime du nazisme dans les camps de la mort. A-t-il raison de vouloir comprendre quelqu’un comme Enric Marco quand il trompe le monde avec le mal extrême ?
Claudio Magris parle de Marco comme du « menteur qui dit la vérité ». N’est-ce pas plutôt réservé au romancier de mentir en disant la vérité, en nous amenant au plus près de l’illusion de la réalité alors que nous savons que nous entrons dans le mensonge en ouvrant un roman. C’est même dans cet art qu’excelle tout bon romancier et dans ce cas, Cercas, romancier de Marco, est aussi un imposteur doublé d’un menteur. N’est-ce pas ce qu’insinue son ami Vargas Llosa par cette réponse : « Marco c’est un personnage pour toi ! ».
Pourquoi Marco a-t-il fait ça ? Essayer de le comprendre, est-ce le justifier ? « mentir sur tout dans le seul but de mieux raconter la vérité » ? (Sylvia Barroso).
Et où ça se complique moralement, c’est que là où le romancier a toute latitude pour mentir et c’est même son fond de commerce, ce « vice impuni » comme l’appelait Montaigne et qui reviendra souvent sous les mots de Cercas, qu’est le mensonge, n’est pas pardonnable dans la réalité. Le mensonge obligatoire dans la fiction est une « bassesse, une agression, un manque de respect dans la vie commune des hommes ».
Alors, quelle serait donc l’imposture de Cercas ?
Cercas va se heurter à une difficulté de taille, en tant que romancier, ayant toujours écrit sur la réalité et qui se met à écrire cette histoire, au moment où il rêvait d’écrire de la fiction, au moment où il en avait marre d’écrire sur la réalité, va se rendre compte qu’il est impossible de raconter la vie d’un menteur.
A mesure qu’il reculait le moment d’écrire sur ce type, il va reprendre sa psychanalyse… Et découvrir un étrange sentiment d’imposture. Tout écrivain ne se sent-il pas à un moment où un autre un imposteur ? Le psychanalyste renverra l’origine de ses problèmes à sa propre mère, à moins que, pense-t-il, « ma vie était une bouffonnerie et moi un bouffon, que j’avais choisi la littérature pour mener une existence libre, heureuse et authentique, mais que je menais une existence fausse, aliénée et malheureuse, que j’étais un type qui jouait au romancier, trichait et trompait son monde mais qu’en réalité, je n’étais qu’un imposteur ».
Nous sommes là dans les toutes premières pages du livre, manière de planter le décor dans la réalité vécue par l’auteur lui-même à la fois pour rapprocher cette nécessité d’une parenté entre lui (romancier) et l’imposteur, et pour bien ancrer le récit dans la réalité.
« La fiction sauve, la réalité tue ». Cercas l’affirmera tout au long de son récit, Marco n’était rien d’autre que le romancier de lui-même. Marco incarne la réalité de tout écrivain, l’imposture dans laquelle tout romancier s’installe.
Marco a dit avoir été dans les camps de la mort, alors qu’il n’y a pas été. Il a utilisé des documents réels, il n’a rien truqué, il a juste utilisé l’info à son profit… Il n’avait menti qu’à moitié, avait enrobé, maquillé la vérité pour informer les générations à venir de l’horreur nazie tandis que l’Espagne semblait s’être endormie sur ce sujet et en ignorait tout. Ça, c’est ce qu’il dit…
« Il avait été le grand promoteur du réveil de la mémoire historique, de la mémoire des victimes de la guerre, de l’après-guerre, du franquisme, du fascisme et du nazisme ».
Cercas sera épouvanté dès son premier entretien avec Marco, ce type est non seulement un menteur mais aussi « un manipulateur, une crapule, un lèche-bottes sans scrupules ».
En effet, qu’attend le vieux Marco de ce projet qu’a envisagé Cercas autour de sa vraie fausse vie ? Qu’il le réhabilite, qu’il lave son nom !
Vargas Llosa avait dit de Marco : « Horrible et génial ».
Oui, et Cercas va parvenir au terme de son enquête à comprendre pourquoi. Un personnage proche de Don Quichotte, il ne s’est pas habitué à sa vie réelle, a préféré s’inventer une vie héroïque, à la différence que Marco a réussi là où Don Quichotte a échoué, tout le monde savait que Don Quichotte était un pauvre bougre, tout le monde a cru dans le personnage de Marco (lui y compris!) et la plus grande différence entre eux est que Don Quichotte était fou, pas Marco ! Pire, de l’avis de tous, Marco était un « homme extraordinaire ».
La plus grande difficulté de Cercas tient dans la moralité de ce projet. S’il écrit sur lui, ne va-t-on pas dire qu’il le défend ?
La fascination qu’a exercé toute sa vie un personnage comme Marco sur le monde entier qui l’a trouvé soit génial, soit très charismatique, séducteur etc., avant de le trouver « horrible », menteur, imposteur… n’a-t-elle pas aussi atteint l’auteur. Certainement, sinon il n’aurait pas écrit ce livre.
Contraint de vérifier le moindre détail de la biographie très riche de Marco (qui a donc eu plusieurs vies réelles et fictives), Cercas avance sans jamais être sûr de tenir la réalité de cet homme, entraînant le lecteur dans une circularité des informations (parfois répétitives) à donner le tournis, procédé assez intéressant pour rendre une fascination dont le lecteur lui-même ne sortira pas indemne.
Au cœur du livre, de belles pages de réflexion sur l’art de la fiction que tout romancier se pose et dont Marco avait absorbé tous les codes dans sa propre vie.
« Comme Marco, le romancier ne crée pas la fiction à partir du néant : il la crée à partir de sa propre expérience, comme Marco, le romancier sait que la fiction pure n’existe pas et que si elle existait elle n’aurait aucun intérêt et personne n’y croirait, parce que la réalité est la base et le carburant de la fiction : comme Marco, le romancier fabrique donc ses fictions en maquillant et en déformant la vérité historique ou biographique en mélangeant des vérités et des mensonges, ce qui a réellement eu lieu avec ce qu’il aurait aimé qui ait lieu ou ce qui lui aurait paru passionnant mais qui ne s’est pas produit ».
Au sommet de sa gloire, après des centaines et des centaines de conférences, Marco, bouffi d’orgueil, avait oublié le passé et celui-ci l’a rattrapé car « le passé ne passe jamais – il n’est qu’une dimension du présent – c’est Faulkner qui l’a dit ». Ce leitmotiv revient plusieurs fois sous la plume de Cercas, comme pour bien signifier qu’on n’échappe pas à la réalité, comme pour mieux nous installer dans le réel tant le récit de la vie folle de Marco dans lequel il nous entraîne est dangereuse, au sens où elle peut nous faire perdre la raison.
« Vous n’êtes pas fatigué de faire semblant d’être ce que vous n’êtes pas », dira Marco à Javier.
Jusque dans le dernier entretien retranscrit, entre Cercas et Marco, ce dernier essaiera de retourner la situation en impliquant l’auteur dans le plus grand mensonge du siècle. Nous sommes tous des Marco.
Marie-Josée Desvignes
- Vu : 4392