L’Impossible Exil. Stefan Zweig et la Fin du Monde, George Prochnik
L’Impossible Exil. Stefan Zweig et la Fin du Monde, septembre 2016, trad. anglais (USA) Cécile Dutheil de la Rochère, 448 pages, 23 €
Ecrivain(s): George Prochnik Edition: GrassetSous-titré Stefan Zweig et la Fin du Monde, L’Impossible Exil tient à la fois de l’essai, d’une mise en scène de l’auteur et de la biographie : George Prochnik, professeur de littérature anglaise et américaine à la Hebrew University of Jerusalem, entremêle au fil des pages des considérations sur l’exil, son expérience propre (ainsi que celle de sa famille, son père ayant fui le régime nazi à son arrivée en Autriche) et narration de la vie de Stefan Zweig (1881-1942). En quelque quatre cents pages, Prochnik tente de pénétrer l’esprit de l’auteur du Monde d’Hier, cette élégie à un monde culturellement riche et cosmopolite que Zweig vit disparaître à l’avènement du régime nazi, durant ses années d’exil, à partir de 1934. Prochnik suit les traces de l’exilé, entre Vienne, les Etats-Unis, le Brésil et le Comté de Westchester, visitant des maisons, rencontrant des témoins ; il le suit aussi au travers de sa correspondance avec ses amis européens et américains ; il le suit de même en citant ou en paraphrasant abondamment Le Monde d’Hier, l’œuvre testamentaire de Zweig, définitivement un des plus beaux livres du vingtième siècle ; il le suit enfin tel un détective privé, allant jusqu’à tâcher de retirer du sens de son suicide, de la mise en scène de celui-ci, photos à l’appui.
Ce faisant, Prochnik, bien que sa documentation soit rigoureuse, en témoignent les notes en fin de volume, accompagnées de références aussi précises que multiples, n’échappe pas à la tentation de la rêverie, d’une forme d’impressionnisme auquel il associe ses propres souvenirs familiaux, n’hésitant pas à romancer certaines scènes, imaginant des pensées, des réflexions. D’où l’impression de lire un ouvrage hybride qui peut justement agacer par ce flou génétique : le lecteur se demande parfois s’il lit bien toujours le même livre, si L’Impossible Exil n’est pas un collage de fragments destinés à deux ou trois livres différents, une biographie, un essai et un roman. Cette disparité est le défaut majeur de cet essai. Un autre, mineur mais agaçant lui aussi à la longue, est l’empathie absolue de Prochnik envers Zweig, proche d’une familiarité forcée (Zweig est appelé juste « Stefan » à de très multiples reprises, et l’on en vient à se demander si Prochnik ne voit pas son sujet lui échapper, de l’exil à l’intimité, en particulier lorsque Friderike Maria von Winternitz, sa première femme, constate que sa secrétaire, Charlotte Elisabeth Altmann, et lui entretiennent une liaison), voire de l’adulation. Ainsi, l’impressionnisme empathique de Prochnik l’incite à tenir tête à la moindre critique envers Zweig et son œuvre, comme dans ce passage relatif au Monde d’Hier : « Les critiques lui ont reproché de proposer un tableau sentimental de la communauté intellectuelle qu’il avait créé [sic] chez lui à Salzbourg. Personnellement, je pense qu’il faut interpréter ces scènes non pas comme si elles étaient prescriptrices, mais comme les plaques de verre d’une lanterne magique montrant qu’il existe d’autres voies possibles ». Plus loin, c’est l’avis de Hannah Arendt sur la communauté réunie par Zweig autour de lui (des « treillages dorés ») qui est remis en question sans véritable justification. Pour la rigueur intellectuelle quant aux éventuelles critiques relatives à Zweig, tant la personne que l’intellectuel, on repassera, donc.
Ces deux défauts, bien qu’ils incitent à régulièrement grincer des dents, n’empêchent en rien L’Impossible Exil de mener le lecteur à une meilleure compréhension de l’exil qu’a vécu Zweig, ce déracinement forcé par la crainte, justifiée, du régime nazi, exil étant le propos revendiqué de l’ouvrage. Pour ce faire, Prochnik a l’intelligence de régulièrement élargir son point de vue, se détachant du seul Zweig pour évoquer d’autres exilés, ou même une communauté avec laquelle l’auteur de Marie-Antoinette fraie quelques semaines ou quelques mois (« une poignée de fantômes d’une autre vie », ainsi que Zweig les décrit lui-même). Ces fantômes sont, on peut s’en douter, majoritairement des juifs européens forcés de quitter leur continent, et cette fausse communauté est ce qui heurte le plus Zweig et génère son incompréhension : « l’aspect le plus tragique de l’antisémitisme nazi était l’impossibilité pour les Juifs de comprendre pourquoi ils se retrouvaient tous dans le même sac, voués aux persécutions. […] Les juifs du XXe siècle étaient loin de former une communauté, et depuis longtemps. Ils n’avaient pas de loi commune. Ils n’avaient aucune envie de parler l’hébreux [re-sic – il semblerait que, soit la traductrice, soit quelqu’un à la typographie chez Grasset ait laissé passer de nombreuses coquilles] ensemble ». On peut rétorquer à Prochnik qu’existait, contemporain à Zweig, une mouvance sioniste, mais il est vrai qu’elle était amplement minoritaire et que le projet hitlérien n’était certainement pas une guerre menée contre les thuriféraires de Theodor Herzl, que fréquenta néanmoins Zweig, ainsi qu’il l’explique dans Le Monde d’Hier ; on en revient à ce léger défaut de L’Impossible Exil : Prochnik n’a aucune distance critique par rapport à Zweig, puisque dans ce cas-ci il omet la connaissance que l’Autrichien exilé avait du projet sioniste, et on peut le regretter parfois.
A ces réflexions, souvent exactes, sur l’exil tel que ressenti par Zweig, Prochnik associe de vigoureux portraits des nations et villes où a vécu l’Autrichien, se faisant l’écho de ses propres considérations. Ainsi de l’Amérique, où « le culte de la simplicité et du confort comme dénominateur commun ne signifiait rien d’autre que l’anéantissement de l’individualité ». Prochnik montre de la sorte un Zweig souvent exact dans ses observations des lieux où l’exil l’amène ; quiconque a lu son œuvre, ou du moins partie de celle-ci, sait à quel point son regard était acéré, à quel point sa vision était exacte, et ne s’étonnera donc pas de ce Zweig visionnaire. De même, faisant cette fois vraiment œuvre de biographe, Prochnik évoque les liens de Zweig avec Mann ou Roth, ou dresse des parallèles assez fins et intelligents entre les destinées décrites par l’auteur et la sienne propre, à commencer par celles de Marie-Antoinette et Erasme.
Au total, L’Impossible Exil est un essai solide sur le fond, car très bien documenté, et fruit de longues recherches et réflexions. Et, surtout, la rencontre avec l’un des auteurs essentiels de la première moitié du vingtième siècle durant les années les plus tourmentées de son existence.
Didier Smal
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