L'île invisible, Francisco Suniaga
L’île invisible, traduit de l’espagnol par Marta Martínez Valls, 12 septembre 2013, 248 pages, 21 €
Ecrivain(s): Francisco Suniaga Edition: Asphalte éditions
Margarita est une petite île vénézuélienne, surnommée « la perle des Caraïbes » pour ses plages de sable fin bordées de cocotiers, sa végétation luxuriante et sa douceur de vivre. Décor de carte postale, de dépliant touristique… « Le dieu à l’origine de cet endroit n’avait suivi ni cours ni méthode /… / Il s’agissait sans doute d’une divinité caribéenne qui, prise par un délire tropical en des temps où l’art n’existait pas, avait composé un site merveilleusement absurde : la mer, le ciel et même l’odeur de l’air, tout était bleu ».
De nombreux touristes allemands y séjournent et parfois s’y installent durablement, comme Wolfang Kreutzer et sa sensuelle femme Renata, qui tiennent un bar-restaurant sur la plage de Playa El Agua. Pourtant, derrière le cadre idyllique, il existe une « autre île » ; celle « où les certitudes n’existaient pas, rien que des attentes ou, à la limite, des espoirs ». L’envers du décor.
Incertitudes sur les raisons du décès de Wolfgang (noyade accidentelle, crime passionnel ou suicide), sur le fonctionnement de la justice et sur celui de la police dans une île où le droit d’enquêter, d’aller au bout de la vérité est assujetti aux relations humaines que l’on a tissées depuis l’enfance. Subtile flou caribéen sur les notions les plus élémentaires, comme l’heure qui se déduit de la position du soleil dans le ciel et où le terme « mañana » ne renvoie pas à demain, mais à un « plus tard » aléatoire. Tristesse et mélancolie devant des paysages, des lieux de vie, désertés des autochtones et saccagés par des choix mercantiles au service du tourisme. Doutes sur les rêves de jeunesse d’hommes mûrs revenus de leur idéologie marxiste, d’anciens étudiants révolutionnaires. Langueur et mélancolie des discussions d’un groupe d’amis, pittoresque cénacle « qui se réunissait pour ressasser des sujets inépuisables, du début de l’après-midi jusqu’au moment de sa séparation, choisi en fonction du rythme fluctuant avec lequel les ombres de la nuit tombent sur La Asunción ».
Des incertitudes mais aussi une violence à fleur de peau : « Il vivait sur une île des Caraïbes au climat doux et à la population aimable, mais il y avait à côté de celle-ci une autre réalité, une autre île, où la violence était la sève qui nourrissait le quotidien, dissimulée sous l’apparente docilité de la nature et la bonté des habitants /…/ La violence qui se trouve dans la prégnance de la mort au quotidien, une mort jeune, une mort pauvre, une mort qui tous les samedis et tous les dimanches suit la ligne de démarcation des grotesques différences sociales. /…/ Les coqs de combat n’étaient que la concrétisation noble et innocente d’une violence omniprésente comme Dieu ».
On retrouve, poussée au paroxysme, cette violence dans la cruauté sauvage des combats de coqs et dans l’absurdité de paris incompréhensibles à un non-initié, auxquels le jeune restaurateur allemand commence tout d’abord par souscrire dans un mélange d’émerveillement, de fascination et d’horreur pour finalement y perdre la raison dans une addiction mortifère.
Lorsque Eldetraud Kreutzer, la mère de Wolgang, atterrit sur l’île afin de connaître les causes exactes du décès de son fils (une lettre anonyme lui ayant suggéré qu’il s’agissait d’un meurtre) et engage pour ce faire l’avocat José Alberto Benítez, l’antagonisme entre le rationnel incarné par la culture germanique et l’irrationnel des mentalités insulaires éclate au grand jour sous la plume affûtée de Francisco Suniaga. Efficacité et détermination contre laxisme, rigueur contre imprécision, mer du Nord contre mer des Caraïbes, climat froid contre chaleur tropicale, eau minérale contre verres de rhum.
Tout au long de cette quête de vérité pour l’une, de recherche de sens et d’objectif pour l’autre – cet avocat lettré, grand amateur de Conrad « qui avait le vice incontestable de lire et relire par morceaux les œuvres de ses auteurs préférés et de sauter de l’un à l’autre selon son état d’âme ou l’emplacement des livres dans le dépotoir sans étagères qu’était son bureau » –, le lecteur est sous l’emprise fascinante de la prose de Francisco Suniaga, pris au piège de sentiments et sensations multiples, parfois noyé de nostalgie à la pointe extrême de l’île invisible « où la vie est un écheveau d’hypothèses, et la mort aussi ».
Un roman hérissé d’ergots qui se plantent dans le cœur du lecteur, débordant d’humanisme, et qui devrait changer le regard de nombreux lecteurs sur leurs « spots » touristiques.
Catherine Dutigny/Elsa
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