L’île au poisson venimeux, Barlen Pyamootoo
Ecrit par Patryck Froissart 28.08.17 dans La Une Livres, La rentrée littéraire, Les Livres, Critiques, L'Olivier (Seuil), Roman
L’île au poisson venimeux, août 2017, 174 pages, 17 €
Ecrivain(s): Barlen Pyamootoo Edition: L'Olivier (Seuil)
L’île, c’est Maurice, que les cartes postales, les émissions de voyages et découvertes, et les agences de tourisme présentent comme un endroit paradisiaque, et que, dit une légende, Dieu aurait créé comme essai et maquette de l’Eden à faire.
Le roman de Barlen Pyamootoo, auteur mauricien reconnu, se situe dans l’île à l’époque contemporaine.
Anil, commerçant en saris et étoffes de soie, mène à Flacq une vie tranquille avec son épouse Mirna, avec qui il a deux enfants, jusqu’au jour où il disparaît brusquement.
Sa dernière matinée est racontée, en focalisation interne, d’abord dans son contexte conjugal, puis dans celui de son cheminement vers sa boutique, enfin dans le déroulement normal des activités de son magasin en compagnie de ses deux vendeuses, jusqu’à midi, heure à laquelle Mirna vient le remplacer pour lui permettre d’aller déjeuner avec son ami Rakesh.
Le cheminement du personnage s’accompagne du cheminement de ses pensées, avec ses coq-à-l’âne, aucun indice n’y laissant prévoir la cause de sa volatilisation.
Il a traversé la rue en se frayant un passage parmi des piétons qui arpentaient le bitume sans souci des véhicules qu’ils esquivaient par des sauts de cabri, c’était désormais une danse à la mode, appelée le cabriolet, que des femmes exécutaient dans des bals populaires, les hommes singeaient à la perfection les chauffeurs et leurs bolides, s’en vantaient-ils, et sans surprise les accrochages étaient nettement plus élevés que sur les routes.
Arrive l’heure habituelle de son retour à la boutique : Anil ne revient pas.
Mirna et les amis de son époux le cherchent durant des heures, durant des jours, puis attendent son hypothétique réapparition, tout en ressassant tous les possibles cas de figure : accident, noyade, suicide, enlèvement, fugue, maîtresse… Les mois passent, puis les années, jusqu’au moment où, certaine de ne jamais le revoir, succombant à la cour que lui fait assidûment le député de la région, Mirna vend boutique et maison et s’installe, remariée, avec ses enfants chez ce dernier, de qui elle deviendra l’assistante parlementaire.
Tout au long de l’intrigue, le narrateur, par les yeux de ses personnages, par leurs pensées et leurs propos, brosse la vie quotidienne de la communauté indo-mauricienne de cette grosse bourgade de l’est de l’île, en un tableau vivant, grouillant, attentif, souvent tendre, constitué d’une succession de petites scènes intimes et publiques.
L’indifférence des policiers qui reçoivent de Mirna la déclaration initiale de disparition fait place à l’enquête organisée, consciencieuse menée par le sergent Ram Siparsad, ce qui permet à l’auteur de décrire des lieux différents, d’exprimer la perception personnelle qu’a l’enquêteur de l’environnement naturel et social, d’esquisser celle de diverses personnes ayant connu Anil, et de préciser au fil des entretiens certains aspects de la personnalité du disparu.
Ram Siparsad devient un personnage de l’histoire parmi les autres.
Le sergent Ram Siparsad était d’humeur joviale en quittant le poste de police, d’abord parce qu’il était habillé en civil, il pouvait arpenter les rues de Flacq sans qu’on le regarde de travers […] mais surtout parce qu’il avait toute la journée pour étoffer son rapport sur la disparition d’Anil, malgré les réticences de l’inspecteur qui voulait classer l’affaire…
Regards croisés sur le microcosme local, promenades rêveuses solitaires ou déambulations à deux avec échanges d’impressions ou d’observations sur les lieux ou à propos des autres protagonistes, conversations décousues ou dialogues orientés, souvenirs, commentaires intérieurs ou directement rapportés, moments d’intimité familiale, relations entre époux, entre beaux-parents et bru, et entre parents et enfants, séquences sensuelles, séance amoureuse ou explicitement sexuelle, rapports entre patrons et employés, regards sur le passé esclavagiste, clientélisme politique, récit d’un instant de vie scolaire, nostalgie des usages qui se perdent… le tableau est riche, mais toujours fait par petites touches subtiles.
Court florilège :
Il lui avait parlé des jeunes filles d’aujourd’hui, ça le contrariait, leur façon de s’habiller et de tortiller de la croupe en public…
Mademoiselle Adler a consacré le dernier quart d’heure de la journée à apprendre à ses élèves à prononcer correctement les noms des cinq fleuves les plus longs du monde et autant de déserts les plus vastes et de montagnes les plus hautes…
Elle a regretté d’avoir oublié ses lunettes de soleil […] et s’est rappelée que dans son enfance, quand seuls les touristes en portaient, on les appelait des boites de conserve, sans doute parce que ça conservait la vue, et boites parce que c’était alors le seul objet qu’on connaissait qui pouvait conserver…
L’auteur, ceci étant, n’est jamais agressivement critique. On ressent, très fortement, son attachement, son affection, son indulgence pour cette matrice socio-culturelle dont il est issu.
Le dénouement du roman, qu’on ne dévoilera pas ici, non plus que ce que désigne le « poisson venimeux » du titre, est un formidable coup de théâtre et une remarquable leçon de sagesse…
Le lecteur mauricien, le lecteur étranger qui connaît Maurice ou qui veut connaître notre île autrement que par la fenêtre étroite de ses hôtels de luxe fermés sur eux-mêmes, et d’une façon générale tout lecteur ayant envie de vivre de l’intérieur la réalité mauricienne quotidienne trouveront dans ce roman plus qu’un roman : un retour sur eux-mêmes et sur leur société pour les uns, une intense immersion culturelle pour les autres.
Patryck Froissart
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A propos de l'écrivain
Barlen Pyamootoo
Barlen Pyamootoo est un écrivain mauricien. Né le 27 septembre 1960 à Centre de Flacq à l’Île Maurice, il part en France pour ses études universitaires à Strasbourg en 1977. Titulaire de deux DEA, l’un de linguistique et l’autre de Sciences de l’éducation, il est professeur de lettres en France de 1987 à 1993. Depuis son retour à Maurice en 1995, il se consacre à l’écriture et à l’édition. A son actif, deux romans : Bénarès (1999) et Le Tour de Babylone (2002), l’édition scientifique et/ou commerciale de quelque vingt titres et la réalisation d’un film, Bénarès (2006), adapté du roman par l’auteur, le premier film mauricien, de surcroît en créole mauricien. Source : http://www.lehman.cuny.edu
A propos du rédacteur
Patryck Froissart
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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.
Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF
Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)
Membre de la SGDL
Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :
-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)
-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)
-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)